Voici ce qui «incitera la Russie à attaquer au-delà de l’Ukraine»
Pour l'expert de la Russie Keir Giles, l’Europe ne prend pas assez au sérieux la menace russe et la Suisse non plus. Dans cet entretien, il explique pourquoi le conflit en Ukraine risque de durer et comment la Chine pourrait, à long terme, en sortir gagnante.
Donald Trump a imposé des sanctions contre les géants pétroliers russes Lukoil et Rosneft. Est-ce le signe qu’il perd patience avec Vladimir Poutine?
Keir Giles: C’est un signe encourageant. Il ne l’avait encore jamais fait. Reste à voir s’il ira jusqu’au bout et appliquera vraiment ces sanctions après le 21 novembre. Il faut être prudent: ce ne serait pas la première fois qu'il menace sans agir.
Un représentant russe a été dépêché à Washington. Le Kremlin semble inquiet.
Il a de quoi l’être. C’est une démarche inédite. Mais il y a aussi de bonnes raisons de penser que Trump fera machine arrière.
La Chine et l'Inde paraissent elles aussi préoccupées.
L’Inde semble avoir réagi immédiatement et se préparer à l’entrée en vigueur des sanctions le 21 novembre. La Chine, en revanche, non. Selon les économistes spécialisé en énergie, même si les grands importateurs chinois réduisaient leurs achats de pétrole russe, de plus petits acteurs continueraient d’assurer les volumes nécessaires. L’impact sur l’économie russe serait donc significatif, mais pas catastrophique.
A condition que Donald Trump applique réellement les sanctions. Jusqu’ici, il s’est souvent laissé manipuler par Vladimir Poutine.
Exactement. C’est un cycle répétitif. On l’a encore vu récemment lors de la visite de Volodymyr Zelensky à la Maison-Blanche.
Pourquoi Donald Trump se laisse-t-il ainsi dominer par Vladimir Poutine?
Nous ne le saurons probablement jamais, à moins que les archives du KGB à Moscou ne soient un jour rouvertes. Des volumes entiers ont été écrits sur la soumission de Trump face à Poutine, mais aucune explication définitive n’a émergé. Les enquêteurs américains, notamment lors de l’investigation du procureur spécial Robert Mueller, avaient l’occasion de poser les bonnes questions. Ils ont échoué.
Les spéculations abondent sur la question.
Cela peut aller du chantage à des intérêts financiers, en passant par une sympathie idéologique ou une personnalité instable. Mais au fond, peu importe:
Et cela ne date pas d’hier: depuis la Seconde Guerre mondiale, Moscou tire profit de Washington. On lui offre aujourd’hui ses victoires sur un plateau d’argent.
Donald Trump a pourtant tendance à se détacher rapidement des positions russes après leurs entretiens. Est-ce un signe d’espoir?
Trump adopte toujours les idées de la dernière personne avec qui il a parlé. Or cette personne, trop souvent, vient de Russie.
Volodymyr Zelensky espère obtenir des missiles de croisière Tomahawk. Trump devrait-il les lui donner?
Bien sûr. Les Etats-Unis auraient dû les livrer depuis longtemps. Mais ils n'ont pas voulu. L’administration Biden s’est laissée intimider par la propagande russe, qui annonçait des conséquences catastrophiques en cas de livraisons. Dans cette logique, une défaite russe serait plus dangereuse que la destruction d’un pays voisin. Sous Trump, les obstacles sont d’un autre ordre: il ne veut en effet pas fâcher Poutine.
Joe Biden a-t-il manqué de courage dans son soutien à l’Ukraine?
Oui. Prenez les attaques ukrainiennes contre les raffineries russes: elles frappent l’économie de la Russie et portent la guerre sur son propre territoire. Dès que Washington a constaté leur efficacité, l’administration a freiné Kiev. Elle ne voulait pas que l’Ukraine gagne la guerre.
C’est une accusation sévère.
Cela peut sembler dur, mais les faits le confirment. Ce n’est pas dans le ton habituel de la diplomatie américaine, c’est pourtant la réalité.
Les dernières nouvelles du front ukrainien ne sont pas bonnes. Quelle lecture en faites-vous?
Elles sont mauvaises pour tout le monde. Les Russes progressent au prix de pertes massives; les Ukrainiens infligent un maximum de dégâts. Les deux camps jugent leur stratégie soutenable. Et pendant ce temps, chaque nuit, des enfants ukrainiens meurent sous les missiles et les drones russes. Les coûts humains sont énormes, car ni les alliés de Moscou ni ceux de Kiev ne fournissent le soutien nécessaire.
Poutine vise aussi les infrastructures énergétiques ukrainiennes. Il cherche à briser la population.
C’est au cœur de la stratégie russe: saper la résilience d’une société en frappant les plus vulnérables. C’est inscrit dans leurs manuels militaires. Mais ceux-ci ne disent pas que faire en cas d'échec. Et jusqu’à présent, cela a échoué chaque hiver, car les Ukrainiens se battent pour leur survie nationale. Cela renforce leur endurance et contredit les prédictions russes. Résultat: le conflit s’éternise, avec des souffrances immenses pour les civils, sans aucune perspective de règlement.
On oublie parfois que Poutine pensait au départ gagner en quelques jours.
C’est ce qui se disait, mais en réalité, il ne s’attendait même pas à ce qu'il y ait une guerre.
Les Russes pensaient être accueillis avec des fleurs, ils ont trouvé des cocktails Molotov.
N’oublions quand même pas que si l'assaut sur Kiev a échoué, Moscou a rapidement conquis de vastes territoires dans le sud du pays. Ce n’était donc pas une défaite totale: une partie du plan a fonctionné, pas celle du nord.
La production de drones s’accélère des deux côtés. Cela ne ressemble pas à une fin de conflit.
En effet. Les deux armées produisent des milliers d’engins par jour. La différence, c’est que les Ukrainiens frappent des cibles militaires ou logistiques, tandis que les Russes visent les civils: écoles, maternités, crèches.
Comment évaluez-vous la puissance militaire russe?
Les analyses vont d’un extrême à l’autre: pour certains, l’armée russe est surpuissante; pour d’autres, elle est corrompue et incapable de se mouvoir. La vérité est quelque part entre les deux. Aujourd’hui, Moscou a repris ses anciennes habitudes: considérer l’être humain comme une ressource militaire jetable. Et tant que la Russie dispose de chair à canon, elle avance.
Vous reprochez aux pays d’Europe de l’Ouest de ne pas saisir la gravité de la menace.
Certains l’ont comprise, mais comprendre n’est pas agir. Beaucoup prévoient d’être prêts dans dix ans, alors que la Russie pourrait relancer une offensive dans un ou deux ans. Ce décalage est alarmant.
La Pologne, pourtant bien consciente du danger, a été incapable d’abattre quelques drones russes récemment entrés dans son espace aérien...
C’est révélateur. Dépenser des milliards pour l’armée ne suffit pas: il faut aussi adapter les moyens à la guerre moderne. La Pologne dépense beaucoup, mais reste vulnérable à des attaques que l’Ukraine endure chaque nuit.
Certains suggèrent que l’Otan doit s'adapter aux nouvelles technologies de la guerre plutôt que l’inverse.
C’est évident. L’Ukraine innove à un rythme que les armées occidentales peinent à suivre.
Et pourtant, même ses voisins ne semblent pas mesurer l’enjeu.
C’est pire encore. Rappelons les incidents de drones qui ont paralysé les aéroports de Copenhague, Oslo ou Munich. La menace des drones civils pour le trafic aérien est connue depuis dix ans, mais aucun dispositif sérieux n’a été mis en place.
Admettons que les Russes sont responsables de ces provocations: quel en est l’objectif?
Tester la réactivité européenne. Moscou peut ainsi jauger la préparation des pays et préparer d’autres actions: frappes sur les hubs logistiques, cyberattaques contre les chemins de fer, brouillage de GPS. Autant de moyens pour isoler un Etat avant toute offensive, sans réaction possible.
Certains redoutent un assaut contre Narva, la ville estonienne à majorité russophone. Est-ce plausible?
Non. Ce scénario revient depuis des décennies, il ne tient pas debout. Il existe bien d’autres façons pour la Russie de provoquer un effondrement de l’Otan, pas forcément en première ligne.
Vous pensez aux incidents au Danemark et en Norvège?
Pas seulement. Nous avons simulé en juin un tir de missile sur le Royaume-Uni. Dans la logique russe, Londres, Paris, Berlin ou Madrid sont un Etat frontalier. La question est de savoir où frapper pour créer le maximum d’effet et faire s’écrouler l’édifice européen. Par exemple, en frappant un pays grand et important pour l'Europe.
L’Otan activerait-elle son article 5?
Beaucoup en doutent. Et c’est justement ce que la Russie espère. Elle ne tenterait une telle manœuvre qu'avec la conviction que l'Otan ne réagira pas. Ce serait alors la fin de la raison d’être de l'alliance, et une victoire stratégique majeure pour la Russie.
Mais pourquoi Vladimir Poutine attaquerait-il l’Europe? Il cherche justement à préserver une illusion de normalité auprès de son peuple.
Les deux ne s’excluent pas. Il peut dire une chose et faire son inverse. Ses objectifs sont clairs:
Il l’a expliqué à son peuple à la veille de l’invasion. Ce processus est déjà en cours à l’est de l’Ukraine, mais ses ambitions vont bien au-delà: elles concernent aussi des pays membres de l’Otan et de l’Union européenne (UE).
La Suisse n’est-elle donc pas à l’abri?
Pas forcément. Si l’Europe plonge dans le chaos, nul ne restera épargné.
Un sondage récent montre que seuls 12% des Suisses considèrent la défense nationale comme une priorité politique.
Evidemment, on peut toujours brandir un papier proclamant «nous sommes neutres» et espérer que cela nous protège des missiles balistiques...
Même un pays riche comme la Suisse peine à financer son armée.
Ce n’est pas une question d’argent: les fonds existent, même dans les pays moins fortunés. La vraie question, c’est l’usage qu’on en fait.
Vous pensez à l’Estonie, petit pays très engagé pour l’Ukraine et sa propre défense.
Exactement. Là-bas, on a compris qu’aucune politique sociale ou éducative n’a de sens si l’on néglige la défense.
La Russie, elle, est entrée dans une économie de guerre. Peut-elle en sortir?
C’est très difficile.
Cela crée une incitation permanente à attaquer au-delà de l’Ukraine.
Les Européens semblent réagir.
Oui, mais à des vitesses différentes. La perception du danger diminue à mesure qu’on s’éloigne du nord-est du continent.
Les Espagnols, par exemple, se sentent à l’abri.
Ils regardent la carte et se disent qu’il y a beaucoup de pays entre eux et la Russie. Ils oublient qu’ils sont à portée des bombardiers et des missiles russes. Le monde n’est malheureusement pas plat!
Bien vu.
Dans l’est de l’Europe, on se souvient de ce que signifie vivre sous la domination de Moscou. Ailleurs, beaucoup n’ont pas conscience que les libertés et le bien-être dont ils profitent doivent être défendus. Ce n’est pas acquis. La prise de conscience progresse lentement, mais nombre de responsables, surtout à l’ouest de Varsovie, ont gravement failli à leur devoir d’alerter leurs citoyens.
L’Union européenne devrait-elle confisquer les 140 milliards d’euros de la Banque centrale russe gelés sur son sol?
Elle aurait dû le faire depuis longtemps. Comme souvent, on se perd dans les arguments juridiques au lieu de trancher entre légalité et justice. Ce sont deux choses très différentes.
Parlons de la Chine, alliée majeure de Moscou.
Pékin a le luxe d’observer le duel entre la Russie et l’Occident, et d’attendre le moment opportun. Xi Jinping obtient déjà de Moscou des concessions qu’on n’attendait pas avant dix ou quinze ans. Bientôt, la Chine pourrait exiger des choses très désagréables, voire menaçantes pour la Russie. On n'en est plus très loin.
Lesquels?
Le nord-est de la Russie, que Pékin estime historiquement chinois. C’est le même type de revendication que celle de Moscou sur l’Europe de l’Est. Déjà aujourd’hui, la Chine met la Russie sous pression sur l’énergie, les routes maritimes et la coopération militaire. Elle obtient tout ce qu’elle voulait autrefois sans oser le demander, de peur du vol de technologies. Elle prend désormais l’ascendant et plus Moscou s’affaiblit, plus cela s’accélère.
Xi Jinping est-il mécontent du déroulement de la guerre en Ukraine?
Probablement. Ce n’est pas ce que Vladimir Poutine lui avait promis. Pékin a de nombreuses raisons d’être insatisfait: notamment les menaces nucléaires russes, que la Chine tente vraisemblablement de tempérer. Mais parallèlement, elle profite de la lente autodestruction de la Russie.
Combien de temps ce conflit peut-il encore durer? Trois, quatre ans?
C’est tout à fait plausible. Les soutiens des deux camps refusent d’en faire assez pour créer un avantage décisif. Une stratégie-surprise de la part des Ukrainiens n’est pas à exclure; ce ne serait pas la première. Pour l’instant, le Kremlin est content, car il a l'impression de gagner. Mais rien qu'en survivant, l'Ukraine gagne également. A défaut d’un choc majeur, le conflit s’enlisera, avec des coûts humains immenses.
Sauf si Donald Trump décide de mettre Vladimir Poutine sous réelle pression, par exemple en appliquant enfin le dur paquet de sanctions que le Sénat américain soutient.
Oui… sauf qu’il a jusqu'ici toujours bloqué ces tentatives. Mais c'est sûr, s'il perd la boule et change d’avis sur Poutine, tout le scénario de la guerre sera bouleversé.
Adapté de l'allemand par Tanja Maeder
