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Comment l'étrange logistique de la Corée du Nord fonctionne

Corée du Nord: comment la logistique déjoue les obstacles.
La logistique est un véritable casse-tête pour un pays comme la Corée du Nord.Image: Ed Jones / Shutterstock

Plongée dans l'un des plus grands mystères de la Corée du Nord

Comment la Corée du Nord fait-elle pour mettre à la disposition de sa population les biens dont elle a besoin? Plongée dans la logistique façon Pyongyang, où le train joue un rôle essentiel.
20.09.2025, 15:4520.09.2025, 15:45
Gilles Paché / the conversation
Un article de The Conversation
The Conversation

La Corée du Nord nous apparaît le plus souvent comme une terre de secrets, avec sa dynastie de dictateurs dont on ignore presque tout, et ses frontières hermétiques qui la coupent du monde, même si des signaux à bas bruit d'un changement progressif sont identifiables.

Le mystère est au moins aussi grand concernant sa logistique, parce qu'il en faut bien une, comme dans n'importe quel pays, pour couvrir les besoins.

Comment les marchandises circulent-elles à travers le pays malgré la sévérité des sanctions et, donc, des contraintes imposées à la Corée du Nord? La créativité assure en fait le bon fonctionnement d'une dictature singulière, et son exploration révèle une ingéniosité déconcertante, sachant que les chaînes logistiques n'y ressemblent à aucune autre.

Le réseau ferré, vital au pays

En lieu et place de centres de distribution high-tech, de matériel de manutention automatisé et d'un dense réseau autoroutier, on se trouve en présence de routes de montagne sinueuses et mal entretenues, et de chemins de fer vieillissants. La majorité du réseau de 6300 kilomètres date d'avant 1925, mais sa volumétrie est finalement comparable à celle de la France, qui dispose de 28 000 kilomètres de chemins de fer pour une superficie quatre fois supérieure.

Chaque expédition de biens de première nécessité se présente de fait comme un casse-tête stratégique, à la recherche d'un équilibre constant entre l'utilisation au plus juste de ressources rares et le respect absolu de priorités géopolitiques. Explorer la logistique nord-coréenne est en effet autant une question technique que politique, pour une dictature soumise, comme mentionné plus haut, à des sanctions internationales très sévères.

Un train sillonnant la campagne de la région de Pyongyang.
Un train sillonnant la campagne de la région de Pyongyang.Image: Imago

De nombreuses tragédies ferroviaires

Le réseau ferroviaire constitue l'épine dorsale de la logistique intérieure. Les trains transportent tout: du charbon, des denrées alimentaires, mais aussi des équipements industriels, reliant fermes, usines et bases militaires. Mais la vétusté endémique des infrastructures et les coupures d'électricité rendent toute planification chaotique, sans parler de possibles drames.

En décembre 2023, un train à alimentation électrique a subi une chute brutale de tension, et le déraillement consécutif a causé la mort de plus de 400 personnes, mettant en lumière la fragilité structurelle du réseau ferroviaire.

Autre exemple tragique: un soldat est mort de faim à bord d'un train bloqué plusieurs jours, sans vivres ni assistance. Cet épisode dramatique, digne d'un mauvais polar, illustre la dépendance au rail, qui peut devenir un piège mortel, sachant que l'Etat donne toujours la priorité aux expéditions officielles, détournant trains et marchandises à destination de civils pour satisfaire prioritairement des besoins militaires, ce qui ne fut pas le cas en l'espèce pour le malheureux soldat.

Un fragile réseau soumis aux caprices du dirigeant

Plus surprenant, les préférences de la dynastie régnante influencent directement les décisions logistiques. Des témoignages de transfuges rapportent que Kim Il-Sung et Kim Jong-il privilégiaient certaines régions selon leurs projets ou leurs caprices du moment, orientant ainsi directement la topographie des flux de transport, sans oublier que le train restait le moyen de transport le plus sécurisé à leurs yeux.

Dans un tel contexte, les planificateurs aux ordres doivent bricoler des solutions adaptées. Lorsqu'une pénurie surgit, notamment pour les denrées alimentaires, ils réorganisent les chargements et les expéditions ou réacheminent en urgence les livraisons pour faire face aux exigences liées à la défense du territoire.

Une succession de mini-crises

L'acheminement de denrées alimentaires est effectivement l'un des points sensibles de la logistique nord-coréenne. La production agricole fluctue fortement selon les conditions climatiques, tandis que les pénuries d'énergie paralysent souvent la circulation des marchandises. Les camions sont rares, en étant réservés à la nomenklatura locale.

Dans certaines régions, des responsables logistiques munis de bons prioritaires d'enlèvement se livrent à une «chasse aux vivres». Par exemple, à Sinuiju et Uiju, ils écument fermes et entrepôts pour récupérer fruits, légumes et produits essentiels, souvent au détriment des locaux. Penser chaque acheminement ressemble alors à la résolution d'une succession de mini-crises.

Sinuiju.
Image: watson

Pour y faire face, les habitants s'appuient sur des réseaux locaux d'entraide et le travail collectif. Malgré ces défis, le pays réussit à maintenir des chaînes logistiques minimales pour ses villes et, surtout, pour ses différentes bases militaires. Ici, l'efficacité se mesure moins en référence à la vélocité des flux de biens de première nécessité que la capacité d'assurer la survie des populations et, par-dessus tout, du régime.

Des itinéraires détournés, des transports nocturnes ou encore le recours à une main-d'œuvre étrangère pour pallier les défaillances logistiques témoignent d'un véritable jeu d'équilibriste, indispensable au maintien d'une dictature soumise à un isolement extrême dès lors qu'elle est devenue la neuvième puissance nucléaire de la planète.

Des Nord-Coréens attendent sur le quai d’une gare ferroviaire de la province du Pyongan du Nord, sur la ligne principale reliant la capitale Pyongyang à la ville frontalière chinoise de Dandong, en av ...
Des Nord-Coréens attendent sur le quai d’une gare ferroviaire de la province du Pyongan du Nord, sur la ligne principale reliant la capitale Pyongyang à la ville frontalière chinoise de Dandong, en avril 2011.Image: dr

De discrets contournements

Depuis son premier essai d'une bombe au plutonium en octobre 2006, les sanctions internationales ont poussé la Corée du Nord à développer des stratégies logistiques sophistiquées de contournement. Les frontières avec la Chine et la Russie, notamment le fleuve Tumen, servent de points de passage pour des échanges informels.

Des commerçants nord-coréens, symboles d'une nouvelle classe moyenne d'entrepreneurs, les exploitent pour faire entrer des biens essentiels, tels que le carburant, les médicaments et des composants technologiques, souvent via des routes maritimes non officielles. Ces activités logistiques sont rendues possibles grâce à la coopération tacite entre les autorités locales et les réseaux de contrebande.

Lesdits réseaux sont organisés et coordonnés le plus souvent par des entités liées à l'Etat, telles que le fameux «Bureau 39», chargé des activités économiques illicites. Ils utilisent des navires sous pavillons de complaisance pour transporter des marchandises entre la Corée du Nord et la Chine, contournant ainsi les sanctions internationales de manière discrète, puisque sont masquées l'origine et la destination réelles des cargaisons, tout en brouillant les pistes pour les autorités de contrôle.

Des réseaux de contrebande

A cela s'ajoute le fait que des diplomates nord-coréens ont été impliqués dans des activités de contrebande d'armes, utilisant leur statut pour faciliter le déroulement des opérations logistiques.

En mai 2024, AsiaPress, agence de presse japonaise travaillant avec un réseau clandestin de journalistes nord-coréens pour documenter la vie quotidienne et l'économie souterraine du pays, a révélé comment le ministère nord-coréen de la Sécurité d'Etat (MSS) orchestre un contournement au poste frontalier du District 21, face à Hyesan.

Hyesan.
Image: watson

L'agence précise que, chaque jour, des camions chinois chargés de biens essentiels traversent la frontière sous l'œil vigilant des autorités nord-coréennes, avec un agent du MSS posté tous les 20 mètres pour superviser l'opération. Ces flux sont initiés par le Bureau 39, qui tire profit de l'économie parallèle pour renflouer les caisses du régime, finalement grâce à une logistique soutenant un trafic autant secret que stratégique.

Une résilience jusqu'à l'invraisemblable

En fin de compte, l'élément clé à retenir de la logistique nord-coréenne est sans doute sa remarquable résilience sur le long terme.

Des voies ferrées sans âge aux sentiers de montagne dérobés utilisés dans les trafics de contrebande, chaque expédition raconte une histoire de survie et d'ingéniosité. Un constat pas réellement surprenant, car, même dans les pays les plus isolés, et mis au ban diplomatique et économique, une logistique ad hoc s'avère indispensable à la circulation des biens et au fonctionnement d'une société.

Chaque déplacement prend ici la forme d'un défi permanent, comme si la Corée du Nord jouait une partie de poker sans fin contre la pénurie. La logistique n'y est pas celle de l'efficacité managériale au sens occidental du terme, mais d'une survie faite de bricolages, de détournements et de multiples astuces.

Un sac de riz transporté à vélo, un wagon surchargé cahotant à 25 km/h à travers les campagnes, ou un esquif improvisé franchissant un fleuve le démontre jour après jour. Finalement, déjouer les obstacles est l'objectif principal d'une logistique nord-coréenne, pas comme les autres.

Des liens officiels avec la Russie

La résilience se renforce d'ailleurs au fil des semaines, puisqu'à mesure que la guerre en Ukraine s'enlise, une partie de la logistique nord-coréenne bascule vers des échanges de plus en plus formels et nombreux avec le voisin russe.

Ainsi, les livraisons d'armes destinées à la Russie, documentées par plusieurs sources, relèvent la présence d'une logistique organisée, puissante et totalement assumée, qui participe au fait de sortir la Corée du Nord de son isolement.

Le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un s'affiche désormais aux côtés de dirigeants de premier plan.
Le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un s'affiche désormais aux côtés de dirigeants de premier plan.Image: Imago

De même, la récente reprise de vols commerciaux entre Moscou et Pyongyang par la compagnie russe Nordwind symbolise le glissement vers une institutionnalisation incontestable des canaux officiels. En d'autres termes, la logistique nord-coréenne se révèle capable non seulement d'improviser dans l'ombre, mais aussi de se formaliser lorsque l'opportunité se présente. Une plasticité qui conforte le régime et, à ce titre, n'est certainement pas sans danger pour la sécurité à long terme de la planète.

Cet article a été publié initialement sur The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original.

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