La chute de Pokrovsk paraît inévitable. Cette ville stratégique, disputée depuis un an, est presque encerclée. Son retrait par l’armée ukrainienne n’est plus qu’une question de temps.
Pour Moscou, une telle conquête serait un succès majeur, car Pokrovsk, nœud ferroviaire et routier, sert de plateforme logistique essentielle aux forces ukrainiennes. La perte de cette position stratégique pèserait lourd sur le moral des troupes de Kiev, et une nouvelle place forte tomberait après des mois de résistance acharnée.
Un effondrement général du front demeure toutefois peu probable. Les Ukrainiens ont déjà survécu à Bachmout et Avdiïvka, sans que l’armée russe ne parvienne ensuite à de larges percées. Mais la pression monte. Les pertes humaines, plus lourdes à supporter pour une population de 40 millions d’habitants que pour la Russie et ses 144 millions d'âmes, menacent l’avenir de l’armée ukrainienne.
Depuis l’échec de la contre-offensive ukrainienne de l’été 2023, l’armée de Kiev recule peu à peu. L’incursion menée récemment dans la région russe de Koursk n’a rien changé à cette tendance, elle a même détourné du Donbass des unités ukrainiennes aguerries, qui y manquaient cruellement.
Long de 1200 kilomètres, le front avance au prix de pertes colossales. En 18 mois, la Russie n’a conquis qu’environ 6000 km², soit la superficie du canton de Berne. Mais en 2025, la progression est légèrement plus rapide qu’en 2024.
Pour Kiev, cette lenteur n’est pas rassurante. Dans une guerre d’usure, la ligne de front reste souvent stable, jusqu’à ce qu’une armée s’épuise, et alors la situation peut basculer rapidement. Malgré les contre-attaques locales contre l'armée russe, comme dans la région de Soumy au nord, la pression s’accentue à l’est. Les derniers gains russes placent Moscou en meilleure position pour encercler Pokrovsk, Kostyantynivka et Koupiansk.
L’armée ukrainienne a souvent fait preuve d’une résilience étonnante, humiliant parfois la Russie par des actions spectaculaires, comme l’attaque de drones contre sa flotte stratégique de bombardiers début juin. Mais, comme l’explique Maria Berlinska, spécialiste ukrainienne des drones sur la plateforme Dekoder:
Pendant que l’Occident tardait, Moscou a massivement investi dans le développement et la production de drones. Le Kremlin en déploie de plus en plus, ainsi que des missiles, et accroît sa capacité de production. L’Institute for the Study of War (ISW) estime que d’ici novembre 2025, la Russie pourrait lancer jusqu’à 2000 drones par nuit, soit un volume ingérable pour la défense aérienne ukrainienne.
A cela s’ajoute l’usage intensif de bombes planantes, avec une portée de 50 kilomètres ou plus. Concentrées sur la protection des grandes villes, les défenses antiaériennes ukrainiennes ne peuvent atteindre les avions qui larguent ces bombes loin derrière la ligne de front.
Ces munitions détruisent les abris des opérateurs de drones ukrainiens, puis de petits groupes de sabotage, suivis d’unités mobiles à moto ou en buggy, infiltrent les lignes adverses.
Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, en février 2022, les deux camps ont subi des pertes effroyables en personnel militaire, c’est un fait incontestable. L’ampleur exacte de ces pertes reste cependant incertaine, d’autant que l’Ukraine comme la Russie ont tendance à surestimer les pertes de l’ennemi.
Ainsi, selon les chiffres ukrainiens, plus d’un million de soldats russes auraient été tués ou blessés en juillet 2025. Les estimations de l’Otan sont plus basses, elles évaluent les pertes totales de la Russie, morts et blessés, à environ 600 000 soldats à l’automne 2024. Jusqu’à 250 000 auraient été tués.
Estimées entre 60 000 et 100 000 morts, les pertes ukrainiennes sont généralement considérées comme inférieures à celles de la Russie. Mais, rapportées à une population bien plus réduite (à peine 40 millions d’habitants contre environ 144 millions côté russe), elles pèsent au moins autant.
L’armée ukrainienne se heurte ainsi à une pénurie de soldats qui ne cesse de s’aggraver, et cela malgré l’abaissement récent de l’âge de la conscription et l’amnistie accordée aux détenus qui acceptent de s’engager volontairement.
Selon un message publié sur Facebook par l’ancien député et officier Igor Lutsenko, l’armée ukrainienne souhaite recruter 30 000 nouveaux soldats chaque mois. Mais, pour l’heure, cet objectif reste hors de portée. Toujours d’après Lutsenko, environ 8000 soldats seraient tués chaque mois, et un nombre équivalent blessé.
En tenant compte des déserteurs et des prisonniers de guerre, l’Ukraine perdrait ainsi au minimum 15 000 hommes chaque mois. Lutsenko avertit:
A l’inverse, le réservoir de soldats potentiels en Russie semble presque inépuisable. Les prévisions annonçant une pénurie de combattants opérationnels dès 2024 à cause des pertes massives ne se sont pas réalisées.
Quant à l’affirmation de la ministre autrichienne des Affaires étrangères, Beate Meinl-Reisinger, dans une interview à Die Welt, selon laquelle la Russie subirait des pertes si «énormes» qu’il lui deviendrait de plus en plus difficile de poursuivre la guerre, elle doit être considérée avec la plus grande prudence.
Selon l’auteur Nikolaï Karpizki, installé en Ukraine et publié par Dekoder, le Kremlin a recours pour son recrutement à une tradition déjà en vigueur sous l’empire tsariste: l’exploitation sans scrupules des ressources humaines. Traiter sa propre population comme du matériel jetable a permis de l’emporter par la masse, sans considération pour les pertes. Cela n’est possible que dans un système où règnent pauvreté et absence de droits.
La majorité de la population russe, qui soutient cette logique, inclut notamment les habitants pauvres des régions structurellement faibles. Nikolaï Karpizki écrit:
De plus, la société russe éprouve peu de compassion pour ces volontaires, ce qui la rend insensible aux pertes militaires.
Tout cela permet à l’Etat-major russe de recruter bien plus de volontaires que l’Ukraine. Il doit aussi, vis-à-vis du front intérieur, beaucoup moins se soucier des pertes. A cela s’ajoute l’envoi par la Corée du Nord de «volontaires» supplémentaires en Russie: selon les services de renseignement sud-coréens, ils devraient être 30 000 dès le mois d’août prochain.
Sans livraisons d’armes et sans aide financière venues d’Occident, surtout des Etats-Unis, l’Ukraine aurait depuis longtemps été contrainte de capituler. C’est pourquoi Kiev a réagi avec une inquiétude croissante face aux déclarations de Donald Trump, depuis son entrée en fonction début 2025.
Au départ, tout laissait à penser que le président américain voulait obliger l’Ukraine à d’importantes concessions afin de conclure rapidement une paix, à son détriment. Comme l’a confié la ministre autrichienne des Affaires étrangères, Beate Meinl-Reisinger, dans une interview à Die Welt, Trump était même disposé à offrir «sur un plateau d’argent» la Crimée et des parties de l’Est ukrainien à Vladimir Poutine. En mars dernier, Washington avait d’ailleurs suspendu temporairement son aide militaire à Kiev.
Trump a toutefois changé de cap lorsque Poutine a joué la montre, et lui a ainsi refusé un succès rapide. Dans le même temps, le président russe a intensifié les bombardements contre les villes ukrainiennes, démontrant qu’il ne voulait pas de paix. Les signes d’une frustration croissante de Trump à l’égard de Poutine se multiplient.
Fin juillet, il a annoncé qu’il écourterait le délai de 50 jours prévu pour l’instauration de droits de douane nettement plus élevés visant les partenaires commerciaux de la Russie. Mais, compte tenu de l’imprévisibilité chronique du président américain, un nouveau revirement n’est pas à exclure.
L’agenda isolationniste de Trump a déjà profondément modifié l’équilibre de l’aide à l’Ukraine depuis mars 2025. Alors que les Etats-Unis n’ont accordé aucun nouveau soutien en mars et avril, les pays européens ont accru leur engagement, notamment les Etats nordiques et le Royaume-Uni. Pour la première fois depuis juin 2022, l’Europe a ainsi dépassé les Etats-Unis en matière d’aide militaire totale, avec 72 milliards d’euros, contre 65 milliards pour Washington, selon les données de l’Ukraine Support Tracker.
Pour renforcer la défense de l’Ukraine face aux bombardements russes visant ses villes, cinq systèmes Patriot supplémentaires doivent être livrés par des pays européens. Les manques ainsi créés seront rapidement comblés par de nouveaux systèmes issus de la production américaine.
Mais ces coûteux dispositifs de défense aérienne restent largement inefficaces contre les nuées de drones russes peu coûteux envoyées quotidiennement. Pour ce type de menace, des drones intercepteurs ou des systèmes comme le char antiaérien Gepard s'avèrent plus adaptés.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a lui-même mis en péril le flux financier en provenance de l’Union européenne. En signant récemment une loi affaiblissant l’agence anticorruption du pays, il a provoqué de vives réactions à Bruxelles. Le versement de la prochaine tranche, comprise entre trois et quatre milliards d’euros et issue du fonds dit de la Ukraine Facility, dépendra désormais de l’évolution de la législation anticorruption à Kiev.
Zelensky a certes rapidement fait marche arrière, après d'importantes manifestations dans plusieurs villes ukrainiennes. Mais l’épisode a mis en lumière «les déchirements internes, les purges et les luttes de pouvoir» qui traversent le pays, «des dynamiques susceptibles de le miner de l’intérieur bien plus gravement que tout ce que les Russes peuvent obtenir par la force», selon la formule de The Economist.
L’Occident a réagi à l’agression russe contre l’Ukraine par une série de sanctions lourdes, qui s’ajoutent aux mesures déjà imposées en 2014 après l’annexion illégale de la Crimée par la Russie. Depuis 2022, l’Union européenne a progressivement renforcé ces sanctions. Pourtant, jusqu’à présent, elles n’ont pas réussi à réduire de manière significative la capacité de la Russie à mener la guerre.
L’UE a interdit l’importation de charbon et de pétrole russe, mais Moscou a compensé ces pertes en augmentant ses exportations vers la Chine et l’Inde. Par ailleurs, du pétrole russe continue d’entrer en Europe via des tankers étrangers, ce que l’on appelle la «flotte fantôme» de Poutine. De plus, la Russie exporte vers l’UE un volume de gaz naturel liquéfié (GNL) jamais atteint auparavant.
L’interdiction totale de ces importations n’est prévue par l’UE qu’à l’horizon 2027. Les revenus tirés du pétrole et du gaz, bien qu’ayant fortement diminué cette année du fait de la baisse des prix du pétrole après un pic en 2024, restent la principale source de financement du budget russe.
Dans l’ensemble, les sanctions nuisent plutôt à moyen ou long terme à l’économie russe. Actuellement, elle croît de 3%, principalement grâce aux importantes dépenses publiques dans l’industrie militaire. C’est donc surtout ce secteur qui prospère, tandis que le secteur civil souffre d’un manque de main-d’œuvre et de ressources.
Par ailleurs, le fait que les revenus issus de la vente de pétrole ne soient plus versés dans le Fonds national de bien-être, mais directement consacrés à l’armement, n’a pas encore d’effet visible. Cependant, ce fonds, qui sert actuellement à couvrir le déficit du Kremlin, devrait être pratiquement épuisé d’ici la fin de l’année, et aucun financement de remplacement n’est en vue, selon la NZZ.
Hormis une inflation récemment un peu atténuée, pour la population russe, les sanctions n’entraînent pas encore de difficultés économiques susceptibles de se traduire par une pression politique interne sur le Kremlin. Au contraire, l’augmentation des dépenses militaires, que le Kremlin a portées à 6,3% du PIB pour 2025, soit un niveau inédit depuis la guerre froide, stimule la demande intérieure et fait ainsi monter les salaires.
Cependant, en raison de ces dépenses élevées, qui représentent 40% du budget total de l’Etat, les financements destinés aux secteurs sociaux, à l’éducation et à la santé diminuent.
L’Ukraine subit sans doute une pression plus forte qu’au début de l’offensive estivale russe. L’aide occidentale reste insuffisante pour remporter cette guerre d’usure contre la Russie. Comme cela a déjà été démontré, l’Occident laisse l’Ukraine à bout de ressources. Ce sont surtout les lourdes pertes humaines qui pèsent sur l’armée ukrainienne, ces pertes étant d’autant plus lourdes que la population ukrainienne est plus petite que celle de la Russie.
La pression sur les défenseurs s’intensifie aussi parce que la Russie accentue la guerre aérienne, en particulier via les drones. La défense antiaérienne ukrainienne ne peut pas simultanément protéger la ligne de front et les grandes villes. Par ailleurs, la Russie a introduit de nouvelles tactiques face auxquelles la défense ukrainienne avec drones paraît moins efficace qu’auparavant.
Militairement et en termes de recrutement, la Russie reste supérieure et poursuit son offensive sans tenir compte de ses pertes, et le Kremlin ne craint pas pour l’instant une opposition significative de sa population au conflit. L’économie russe, désormais orientée vers la production de guerre, ne montre pas encore de signes majeurs de faiblesse. Cependant, à long terme, les sanctions occidentales et les dépenses militaires élevées devraient peser négativement.
Sans une aide militaire occidentale substantielle, l’Ukraine risque au mieux un lent recul de ses lignes de front, avec la possible perte des territoires à l’est du Dnipro. Au pire, la ligne de front cédera sous la pression continue, ouvrant la voie à de vastes avancées russes vers l’ouest.