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Tymochenko: «Pour Poutine, l'Ukraine n'est qu'un début»

Ioulia Timochenko (Yulia Tymoshenko) donne son avis sur la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine et la Suisse.
Ioulia Timochenko donne son avis sur la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine et la Suisse.Image: keystone / ch media (montage watson)
Interview

«Pour Poutine, l'Ukraine n'est qu'un début»

Ioulia Timochenko a été deux fois première ministre de l'Ukraine. Icône de toute une génération, elle s'exprime et évoque l'ardeur de la défense nationale ukrainienne, Poutine, l'amour pour son pays et le rôle que peut jouer la Suisse face à Kiev. Interview.
05.02.2023, 08:0005.02.2023, 17:37
Fabian Hock / ch media
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Ce que Volodymyr Zelensky est au t-shirt kaki, elle l'est à la couronne tressée de cheveux blonds dorés. Ioulia Timochenko (aussi écrit parfois «Yulia» ou «Tymochenko») est un symbole iconique, immuablement lié à sa propre personne et à la lutte pour la liberté de tout un pays.

epa10154343 The former Prime Minister of Ukraine Yulia Tymoshenko speaks during the 7th edition of the Estoril Conferences at SBE Nova School of Economics in Carcavelos, outskirts of Lisbon, Portugal, ...
Image: sda

Timochenko était le visage de la Révolution orange, un mouvement démocratique ukrainien ayant eu lieu en 2004. Entre-temps, la femme a vécu plusieurs vies: deux mandats de premier ministre, des problèmes de santé et un séjour en prison — motivé politiquement par l'ancien président Ianoukovitch et le Kremlin, assure-t-elle.

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La dirigeante nous reçoit de passage dans un hôtel genevois. Entre les rencontres avec des organisations internationales et la poursuite de son voyage vers Varsovie, elle prend le temps de discuter. Lorsque le nom de Vladimir Poutine est évoqué, le regard de la femme de 62 ans s'assombrit.

Notre reporter a rencontré Ioulia Timochenko, de passage à Genève.
Notre reporter a rencontré Ioulia Timochenko, de passage à Genève.ch media

Nous approchons de l'anniversaire du début de l'invasion russe de l'Ukraine. Le 24 février, jour du déclenchement de la guerre, vous étiez à Kiev. Comment avez-vous vécu cette journée?
Ioulia Timochenko: Mon mari et moi étions à la maison. A 5 heures du matin, des explosions nous ont réveillés. Certaines personnes disent qu'elles ont accueilli le début de la guerre sans peur et de manière héroïque.

«Mais je vais être honnête avec vous: à ce moment-là, nous avons eu peur»

Cette peur s'est vite transformée en colère, puis en volonté de se battre.

Personne n’aurait alors cru les Ukrainiens capables de repousser les Russes. D'où vient cet esprit combatif?
Les Ukrainiens luttent depuis toujours pour leur droit d'exister en tant que nation indépendante. C'est dans notre ADN, dans notre sang. Quand les premiers missiles russes ont frappé notre pays, notre esprit de combat historique a été ravivé. Dans les premiers jours qui ont suivi le début de la guerre, de longues files d'hommes se sont formées devant les bureaux de recrutement de l'armée pour aller au combat.

«Nous savons tous que l'enjeu de cette guerre, c'est notre survie»

Vous allez bientôt vous défendre avec des chars de combat occidentaux. Quelle est l'importance de ces livraisons pour l'Ukraine?
C'est très important. C'est aussi un tournant dans la guerre. Symboliquement aussi, car cela signifie la fin d'une époque où les dirigeants de certains pays amis craignaient encore Poutine.

L'Allemagne, notamment?
Certains pays. Cela signifie la fin de l'époque où il y avait des doutes quant à la victoire de l'Ukraine. S'il y avait encore des doutes, nous n'aurions jamais eu les chars de combat. C'est aussi la fin des espoirs de Poutine de diviser le monde occidental. C'est le début de la fin de l'occupation russe de l'Ukraine. Les conditions d'une contre-offensive efficace sont à présent réunies.

Craignez-vous une grande offensive russe au printemps? Nous n'avons pas peur. Mais nous savons aussi que la Russie fera tout ce qui est en son pouvoir pour nous battre.

«Aujourd'hui, il est clair qu'il ne reste plus rien du mythe selon lequel l'armée russe est la deuxième plus puissante du monde»

Tout comme le celui selon lequel la Russie est une superpuissance. Je ne doute pas que Moscou ait pour projet de planifier une offensive et de continuer à faire pleuvoir les missiles sur notre territoire. Mais il n'y aura pas de changement dans la dynamique de cette guerre. Une défaite russe est inévitable.

Votre ville natale, Dnipro, a été le théâtre il y a quelques jours d'un attentat à la roquette qui a tué au moins 25 civils. Qu'est-ce qui vous passe par la tête quand vous voyez les images de la frappe?
Ça me fend le cœur. C'est une douleur incroyable. Des amis de la famille ont perdu leurs parents dans cette terrible attaque. Ma mère et des membres de ma famille vivent tout près de l'immeuble qui a été touché. Certains membres de mon parti aident à réparer les dégâts. Ils ont vu les corps inanimés là-bas. Les images sont tragiques: une jeune mère avec son mari et son enfant, retrouvés morts sous les décombres, encore dans les bras l'un de l'autre.

«Dans le cœur des Ukrainiens, il y a non seulement de la douleur, mais aussi un grand désir que ceux qui ont commis ces crimes soient punis»

Le Parlement européen a adopté une résolution demandant la création d'un tribunal international spécial. C'est un pas dans la bonne direction. Ces crimes contre l'humanité doivent être punis.

Vous avez rencontré Vladimir Poutine à plusieurs reprises, bien avant cette guerre. Qu'est-ce qui le motive, selon vous?
Certains politiciens et experts pensent qu'il est fou ou malade, et c'est ce qui le motive. Je ne partage pas ce point de vue.

«Ce qui le motive, c'est le mal, sombre et rationnel. C'est son essence même»

On me demande souvent s'il a changé depuis que je l'ai rencontré en tant que première ministre. Je ne pense pas que les gens changent à son âge. Ce n'est pas possible. Il a toujours été comme ça. Mais le monde et ses dirigeants ne pouvaient ou ne voulaient pas le voir tel qu'il était à l'époque.

Comment arrêter Poutine?
Seule une victoire de l'Ukraine peut l'arrêter. L'armée de Poutine doit être vaincue sur le champ de bataille. Ce serait la fin de son régime. Il n'y a pas d'autre moyen. De nouvelles tentatives à base de compromis ne l'aideraient qu'à se sauver la face et ne mèneront pas à la paix. Elles pourraient même contribuer à la poursuite de la guerre, voire à une nouvelle guerre, et finalement à la déstabilisation de l'Europe et du monde. Il aurait alors ce qu'il veut.

«La cible de Poutine n’était pas la Crimée ou le Donbass. Pas même l'Ukraine. Son but, c'est le pouvoir, dans le monde entier»

Il veut saper la suprématie occidentale dans le monde. Son but est d'établir un nouvel ordre mondial. Au lieu de l'Etat de droit et des règles internationales, il veut un système dans lequel les frontières peuvent être déplacées par la force pour créer des nouveaux empires.

«L'Ukraine n'est que le début»

C'est pourquoi nous avons besoin d'une victoire décisive et de la fin du régime de Poutine.

Que fera Poutine s'il se retrouve acculé? Aura-t-il recours à l'arme nucléaire?
Rien ne peut être exclu avec Poutine. Mais il comprend que l’utilisation d’une arme nucléaire, même tactique, conduirait immédiatement ses alliés à se détourner de lui. Il serait seul et isolé.

«Il comprend aussi que l’utilisation de telles armes contre l’Ukraine entraînerait inévitablement l’Otan dans la guerre. Et il ne résisterait pas à l'Otan»

Ce serait la fin de lui-même, de sa clique et de la Russie. Poutine tient à sa vie. Au fond, peut-être envisage-t-il d'utiliser une bombe nucléaire tactique, mais en tant que personne rationnelle qu'il est, il comprend que cela ne lui apporterait pas le résultat escompté.

Zelensky est votre adversaire politique. Comment est votre relation aujourd'hui?
Il est vrai qu'avant la guerre, nous étions très opposés à sa politique intérieure. Pour de bonnes raisons. Mais le premier jour de la guerre, nous nous sommes tous rencontrés, politiciens de tous partis, avec le président.

«Je lui ai serré la main et je lui ai dit: aujourd'hui, nous nous battons pour l'existence de l'Ukraine, pour la survie de notre nation»

L'unité intérieure de l'Ukraine est devenue encore plus forte au cours de la guerre. Cela nous donnera la force de remporter la victoire finale.

Il y a toutefois quelques tensions. Le président Zelensky et le maire de Kiev, Vitali Klitschko, se disputent à propos des salles de protection chauffées dans la ville, dont certaines ne sont pas en service.
Je sais que Vitali Klitschko fait tout ce qui est en son pouvoir pour maintenir l'unité. La guerre n'est pas le moment pour les autorités de faire pression sur les maires ou les membres de l'équipe de Klitschko, ni même d'engager des poursuites pénales.

L'année prochaine, des élections présidentielles sont prévues en Ukraine. Allez-vous y affronter Zelensky?
Nous ne faisons pas de politique politicienne en Ukraine pour le moment. Nous sommes tous concentrés sur la façon de gagner cette guerre, de garder intacts nos familles et notre pays. On ne parle pas d'élections. Il n'y a pas de place pour ça.

«Je répondrai volontiers à vos questions après notre victoire»

Zelensky est actuellement sous pression pour des affaires de corruption au sein de son gouvernement. Quelle est l'ampleur du problème de la corruption en Ukraine?
C'est en partie l'héritage d'une impunité qui a longtemps régné en Ukraine et, auparavant, en Union soviétique. Avec le soutien de l'Union européenne (UE), nous avons réussi à mettre en place certains éléments institutionnels de lutte contre la corruption. Mais ce n'est pas suffisant pour dire qu'un réel changement a déjà eu lieu. Ce qui est significatif, c'est que juste après que les journalistes ont rendu publiques les affaires en cours, y compris au ministère de la Défense, les bureaucrates concernés ont été immédiatement licenciés. Les dirigeants politiques ressentent la pression d'une société qui ne tolère plus l'impunité telle qu'elle existait avant la guerre.

Les pays occidentaux auront probablement du mal à continuer à envoyer des milliards à l’Ukraine si cet argent va dans les poches de certains bureaucrates. La lutte contre la corruption est-elle menée avec suffisamment de rapidité et de fermeté?
Je ne poserais pas la question de cette manière. L'Ukraine ne se bat pas seulement pour elle-même. Elle se bat aussi pour l'ensemble du monde libre. C'est là que nous devons faire la différence. J'attends que ceux qui ont commis ces crimes soient punis dans un cadre juridique adapté. Je pense que cela ne devrait en aucun cas influencer la volonté des autres pays de continuer à soutenir l'Ukraine et son peuple. Je suis convaincue que les trois principales institutions qui ont déjà été établies — soit le bureau national et le tribunal anti-corruption, ainsi que celui du procureur spécial — renforceront de manière décisive l'immunité de l'Ukraine contre la corruption.

En 2011, le président de l'époque, Viktor Ianoukovytch, vous avait fait mettre en prison...
...et pas seulement Ianoukovitch. Sa main était guidée par le Kremlin.

L'UE et d'autres observateurs indépendants ont parlé d'un jugement politique. De telles choses seraient-elles encore possibles dans l'Ukraine d'aujourd'hui?
Malheureusement, oui. La tentation d'utiliser la justice à des fins politiques est toujours présente. Malheureusement, notre système judiciaire n'a pas été réformé avant la guerre. La justice n'est pas encore complètement indépendante des influences politiques. C'est une faiblesse qui peut inciter les dirigeants politiques à l'utiliser comme un instrument politique.

«Je suis tout à fait conscient que les réformes institutionnelles en Ukraine exigent beaucoup de travail»

Le succès de l'Ukraine ne peut pas dépendre du nom de ce président ou du prochain. Nous avons besoin de réformes institutionnelles profondes pour que l'impunité pour les violations de la loi cesse d'exister. Nous n'en sommes pas encore là.

Comment voyez-vous le rôle de la Suisse dans le contexte de la guerre?
De par son histoire, la Suisse peut se permettre d'être neutre.

«Ce qui est très important pour l'Ukraine, c'est que la Suisse, malgré sa neutralité militaire, n'est pas neutre en termes de valeurs»

Nous sommes très reconnaissants à la Suisse de soutenir les sanctions contre la Russie et d'avoir accueilli plus de 70 000 réfugiés ukrainiens. Nous voyons à quel point la population suisse est compatissante et serviable envers nous, les Ukrainiens. Je sais qu'au début de la semaine dernière, une commission compétente de votre Parlement a lancé une initiative pour que la Suisse autorise des pays tiers comme l'Espagne ou l'Allemagne à réexporter des armes suisses.

«Nous en sommes très reconnaissants, c'est un pas dans la bonne direction»

En outre, des avoirs russes d'un montant d'environ huit milliards de francs ont été gelés dans les banques suisses. Nous sommes conscients qu'il s'agit d'un sujet sensible. Mais nous attendons que ces avoirs soient utilisés pour la reconstruction de l'Ukraine après la guerre. La plus grande force de la Suisse est sa démocratie directe. Peut-être que le peuple devrait voter directement sur ces questions.

Quelques jours après notre entretien, les médias ont fait état d'un voyage de Timochenko à l'étranger qui a fait sensation en Ukraine. Elle a passé le Nouvel An à Dubaï, où elle a été filmée sur la plage d'un hôtel de luxe. Nous l'avons donc contactée pour lui poser une ultime question:

Pourquoi vous êtes-vous rendue à Dubaï pour le Nouvel An alors que le président Zelensky avait demandé aux décideurs politiques de ne pas quitter le pays? Ne pensez-vous pas qu'un tel comportement porte atteinte à l'unité en Ukraine?
Le président Zelensky a promulgué le décret (interdisant aux officiels de se rendre à l'étranger pour des raisons privées) le 23 janvier 2023. Avant cette date, les officiels de plus de 60 ans et les officiels féminins étaient autorisés à le faire. Je suis à Kiev depuis le début de la guerre. Ma fille et mes trois petits-enfants vivent à Dubaï. Ils s'y sont installés avant le début de la guerre. Je ne les avais pas vus pendant de nombreux mois. C'était peut-être un moment de faiblesse, c'est vrai... mais ma fille et mes petits-enfants m'ont beaucoup manqué. J'ai décidé de leur rendre visite pour le Nouvel An.

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