Le 15 juin, plusieurs villes du sud de l'Europe seront le théâtre d'une journée de mobilisations coordonnées contre la «touristification» de leurs territoires. À Barcelone, Lisbonne, Naples ou aux Canaries, destinations appréciées des Suisses, le tourisme de masse remodèle les espaces urbains, souvent au détriment des communautés locales. Ces manifestations reflètent des tensions croissantes entre les dynamiques de touristification et une opposition locale de plus en plus audible.
Si Barcelone est devenue un symbole de la résistance sociale aux effets négatifs d'un tourisme prédateur et extractif, elle est loin d'être seule. Ces douze derniers mois, des destinations comme les îles Canaries, Málaga ou encore les Baléares ont également connu des mobilisations massives contre les excès du tourisme.
La lassitude est palpable, et elle s'écrit même sur les murs: les appartements touristiques recouverts de graffitis «tourists go home» (les touristes dehors) sont désormais un paysage familier dans bien des villes espagnoles. Ce ne sont pourtant pas les touristes individuellement qui sont mis en cause, mais bien une dépendance excessive au tourisme, qui a progressivement chassé de nombreux habitants de leurs logements et de leurs quartiers.
Comment en est-on arrivé là ? Après la levée des restrictions liées au Covid-19, le tourisme international a rebondi avec force dans de nombreuses villes méditerranéennes. Ce retour massif nourrit une exaspération grandissante au sein de la population locale, confrontée à une transformation urbaine vécue à ses dépens.
Les habitants sont notamment préoccupés par des pénuries de logements, la précarité de l'emploi liée au tourisme, ou l'impact environnemental. À Barcelone, la privatisation des espaces publics est aussi au coeur des critiques, exacerbée par des événements de prestige comme l'America's Cup ou le Grand Prix de Formule 1, dont les retombées profitent peu aux habitants.
Cette fronde traduit un ras-le-bol généralisé, qu'on ne peut plus balayer d'un revers de main comme s'il s'agissait d'un simple caprice ou de «NIMBYisme» (réd: Not In My Back Yard: «Pas de ça chez moi», attitude qui consiste à approuver un projet s'il se fait ailleurs, mais à le refuser s'il est à proximité de son lieu de résidence). Cette contestation met en lumière des inégalités structurelles profondes, des conflits autour de l'espace urbain, de la justice sociale et des rapports de pouvoir qui nourrissent la croissance incontrôlée du secteur touristique.
Le militantisme anti-tourisme à Barcelone remonte au milieu des années 2010, quand des quartiers comme la Barceloneta ont commencé à contester le rôle du tourisme dans la gentrification et les déplacements de population. Depuis, des collectifs comme l'Assemblée des quartiers pour la décroissance touristique (ABDT) dénoncent les politiques publiques qui renforcent la dépendance à l'économie touristique.
L'ABDT préfère d'ailleurs parler de touristification plutôt que de surtourisme. Selon eux, le terme surtourisme tend à dépolitiser le débat, en le réduisant à une question de volume de visiteurs. Le coeur du problème, affirment-ils, tient aux inégalités systémiques liées à l'accumulation capitaliste, à la nature extractive du tourisme, et à un modèle qui capte la richesse collective au profit d'intérêts privés.
Ce qui distingue cette nouvelle vague de militantisme, c'est le passage de l'opposition frontale à l'élaboration de propositions concrètes. Lors d'une grande manifestation en juillet 2024 à Barcelone, les militants ont ainsi présenté un manifeste appelant à réduire la dépendance économique au tourisme, et à engager une transition vers une économie éco-sociale.
Parmi leurs revendications : mettre fin aux subventions publiques destinées à la promotion touristique, encadrer la location de courte durée pour lutter contre la perte de logements, réduire le trafic de croisières, et améliorer les conditions de travail par des salaires décents et des horaires stables. Le manifeste plaide aussi pour diversifier l'économie, reconvertir les infrastructures touristiques à des usages sociaux, et développer des dispositifs de soutien aux travailleurs précaires.
Le week-end du 27 avril 2025, le réseau Europe du Sud contre la touristification s'est réuni à Barcelone pour établir une feuille de route politique commune. C'est là qu'a été prévue la manifestation coordonnée dans plusieurs villes d'Europe du Sud du 15 juin 2025.
Les militants anti-tourisme sont souvent accusés de tourismophobie ou de NIMBYisme. Ces critiques ignorent pourtant que les économies centrées sur le tourisme touchent surtout les groupes marginalisés : locataires précaires, travailleurs saisonniers, migrants, jeunes en difficulté. Les mouvements sociaux des villes méditerranéennes ont intégré cette dimension, élargissant leur lutte au-delà du tourisme pour y inclure les enjeux du logement, du travail, du climat et de la défense de l'espace public.
Ils affrontent ainsi les effets croisés de la touristification: division sociale du travail, inégalités de genre, concentration du capital. Et démontrent, par leur action, qu'une grande partie des habitants souhaitent aujourd'hui privilégier le bien-être collectif plutôt que la croissance économique.
Tant les chercheurs que les décideurs publics peinent à répondre aux revendications des manifestants. De nombreuses études s'intéressent à la gestion des flux touristiques, au tourisme durable, ou à ses potentiels émancipateurs. Mais rares sont celles qui prennent au sérieux les vécus des résidents, ou analysent comment ce secteur génère de la précarité, de l'exclusion et des inégalités environnementales.
Les politiques publiques se limitent le plus souvent à gérer les flux ou les transports, sans remettre en cause la croissance touristique ni les déséquilibres de pouvoir. Ce traitement superficiel ne fait qu'entretenir les causes profondes des tensions actuelles.
Au-delà de l'impact sur les villes, la précarité du travail dans le tourisme reste centrale. Nombre d'emplois sont mal rémunérés, instables et saisonniers. Tandis que les institutions internationales vantent les bienfaits du tourisme sur l'emploi, la question « Quels types d'emplois ? » reste trop souvent éludée.
Pour l'avenir, une recherche plus ancrée dans le réel est nécessaire: intersectionnelle, ethnographique, et sur le temps long. C'est à cette condition qu'on pourra éclairer l'action publique et rompre avec la logique prédatrice et productiviste qui attise les inégalités sociales.
Il ne faut plus voir ces mobilisations comme de simples nuisances localisées, mais comme les symptômes d'une lutte plus vaste pour la justice sociale. Elles démontrent qu'il est possible d'élaborer, collectivement, des alternatives centrées sur les besoins des habitants plutôt que sur la croissance à tout prix.
Repenser le tourisme urbain, c'est repenser la ville comme un espace de vie digne pour ses habitants - pas uniquement comme un décor pour visiteurs. Pour cela, il faut s'attaquer aux inégalités qui sont au coeur des processus de touristification.
Cet article a été publié initialement sur The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original