Mario Trutmann se rappelle dans les moindres détails de la nuit du 23 au 24 février 2022. La nuit où la Russie a envahi l'Ukraine.
Des nouvelles de l'avancée des troupes russes défilaient dans les médias et, bientôt, le grondement des impacts au nord de la ville se fit entendre. C'était «surréaliste», un choc pour lui. Car, jusqu'à ce jour, Kiev, où Mario Trutmann vivait, était «une ville tout à fait ordinaire».
Une ville que le Zurichois de 43 ans, qui avait appris le russe au lycée, avait découvert lors de séjours privés. Alors étudiant, il avait voyagé en Ukraine et à Kiev. Il y avait de nombreux amis et connaissances. Il s'y sentait comme à la maison.
On pressentait certes un conflit avec la Russie. Il couvait depuis 2014 et l'occupation des régions orientales et de la péninsule de Crimée. Dans la capitale ukrainienne, nombreux étaient néanmoins ceux qui préféraient ne pas y penser.
Mario Trutmann n'en faisait pas partie. Car c'était précisément la guerre russe qui justifiait sa présence. Ce Suisse, de grande taille et à la voix grave, travaille depuis 2015 en Ukraine, tantôt pour l'ONU, tantôt pour la Suisse. Mais toujours au nom de l'aide humanitaire en faveur des populations menacées et affectées.
Mario Trutmann connaît les deux côtés du front. Sa première mission en Ukraine l'a conduit en 2015 dans la région de Donetsk, occupée par des séparatistes pro-russes. «En passant la frontière aux checkpoints, il y avait des photos de Staline», se souvient-il.
Un monde où les dirigeants locaux de facto ne respectent pas nécessairement le droit international.
Ces voyages à l'est pour le compte de l'Unocha, l'agence qui coordonne les affaires humanitaires pour l'ONU, s'avéraient délicats, mais nécessaires malgré tout, comme il le raconte aujourd'hui:
«Celui qui en a besoin doit la recevoir dans la mesure du possible», indépendamment de sa position politique. Partout, les mêmes nécessités: eau potable, nourriture, toit, soins médicaux, éducation scolaire pour les enfants.
Les représentants de l'Unocha ont suscité beaucoup de méfiance dans les régions séparatistes. Les nouveaux dirigeants locaux soupçonnaient certaines organisations humanitaires d'espionnage. Mario Trutmann utilise à plusieurs reprises le mot «frustrant» pour évoquer les conditions de travail de l'époque, et en dresse un constat désespérant:
La dernière visite du Suisse dans la région de Donetsk remonte à 2021, l'année où la nouvelle incursion russe commençait à se profiler. Avec un déploiement de troupes dans la zone frontalière avec l'Ukraine, «comme s'il s'agissait d'un exercice», se souvient-il. «Et peut-être aussi pour tester la réaction de l'Occident». Pour les collaborateurs des organisations humanitaires, le signal était clair:
Un travail qui n'a cessé de gagner en importance depuis. Mario Trutmann poursuit son récit:
Parmi les scénarios envisagés, une escalade à l'est du pays, peut-être aussi au nord depuis la Biélorussie, «mais cette grande attaque jusqu'à Kiev, personne ne l'avait prévue».
Le 24 février 2022, le matin suivant la nuit qu'il avait passée avec ses chaussures aux pieds, le Zurichois s'est d'abord rendu au bureau de l'Unocha pour «récupérer les talkies-walkies et rassembler les documents». Ensuite, le personnel de l'ONU et d'autres humanitaires se sont rassemblés dans un hôtel du sud-ouest de la ville. Sur le toit, de grandes lettres «UN» ont été installées, pour se protéger des attaques aériennes.
«C'est de là que nous avons organisé les premiers secours». Il s'agissait de prendre en charge des millions de déplacés à l'intérieur du pays. Avec des tentes chauffées en guise d'abris, d'immenses soupes populaires à la gare, des soins pour les blessés.
Peu après, les organisations internationales ont transféré leurs sièges à Lviv, plus à l'ouest. Après des premiers jours chaotiques, l'aide a commencé à arriver depuis l'étranger. D'abord aux points de passage frontaliers avec la Pologne, la Moldavie et la Roumanie, où des colonnes de réfugiés se sont formées. Mario Trutmann, dont la tâche principale était de coordonner des centaines d'offres d'aide, le reconnaît:
La situation a évolué avec le temps. L'armée ukrainienne a repoussé les Russes et de vastes régions ont été libérées. Les besoins humanitaires n'ont, eux, pas disparu. Plus d'un tiers de la population, soit environ 12,7 millions de personnes, en dépend. Depuis, Mario Trutmann avait commencé une nouvelle mission à Kiev, au sein de l'équipe humanitaire de l'ambassade suisse. Jusqu'à présent, la Suisse a octroyé 690 millions de francs à la coopération au développement et aux activités de promotion de la paix.
Il n'y a pas que les infrastructures détruites, les écoles et les hôpitaux endommagés, les champs de mines à déminer. Les conséquences sont aussi sociales, comme l'explique le Zurichois:
Leurs survivants ont besoin de soutien, tout comme toutes les familles qui ont perdu quelqu'un. En ce sens, la clarification des avis de disparition contribue à soulager psychologiquement les familles et leur permet d'accéder aux prestations sociales.
Et puis certains développements font prononcer à Mario Trutmann cette phrase surprenante:
Parce que la collaboration avec la société civile et les autorités fonctionne bien en comparaison avec d'autres régions. Et parce que la guerre en Ukraine fait avancer l'aide humanitaire elle-même. Mario Trutmann participe à un programme novateur. Ce dernier inclut un modèle typiquement suisse: une assurance.
Celle-ci s'adresse aux bénévoles actifs sur une bande de centaines de kilomètres de long et d'environ 25 kilomètres de large et située directement derrière le front. «Les organisations internationales ne peuvent pas envoyer leurs collaborateurs dans cette zone en raison des risques importants», selon notre interlocuteur. Ce sont donc des organisations locales ukrainiennes qui fournissent le nécessaire aux derniers civils restants ou qui procèdent aux évacuations, souvent au péril de leur vie.
Pour cela, ils n'ont pas seulement besoin de casques, de gilets de protection et d'ambulances sécurisées fournis par l'Occident. Ils ont eux-mêmes besoin de soutien en cas d'accident lors de leurs missions risquées ou s'ils sont victimes d'actes de guerre. Jusqu'à présent, personne ne payait pour leurs soins ou pour dédommager leurs survivants. Mais depuis peu, il existe, pour la première fois au monde sous cette forme, une assurance-vie et accidents pour les volontaires. Elle est initiée, financée et encouragée par la Suisse et ses experts.
La Confédération collabore à cet effet avec deux partenaires: le Relief Coordination Centre ukrainien et l'ONG internationale Nonviolent Peaceforce, dont le siège est en Suisse. Actuellement, 4683 volontaires sont assurés. Jusqu'à présent, 42 cas de sinistres ont été enregistrés, pour lesquels des prestations d'une valeur totale d'environ 25 500 francs ont été versées. Les incidents allaient d'accidents de voiture mortels à des blessures graves suite à des tirs de drones lors d'évacuations, en passant par des accidents en cuisine.
Le projet fait figure de principale innovation de l'aide humanitaire dans le pays à ce jour. Les bénévoles locaux sont souvent les premiers sur place et sont les plus efficaces, bien qu'ils ne disposent en revanche que rarement d'une couverture financière. Mario Trutmann conclut:
(Traduit de l'allemand par Valentine Zenker)