Admiration et envie d'un côté, irritation, haine et hostilité de l'autre. Les réactions peuvent être diamétralement opposées, mais une chose est sûre: les «digital nomads» («nomades numériques» en bon français) laissent rarement indifférent. On parle de ces personnes qui travaillent à distance, souvent depuis les plus belles destinations touristiques de la planète, à l'aide de leur seul ordinateur portable.
Pour comprendre les raisons d'une telle polarisation, nous avons fait appel à deux spécialistes du sujet. Alberica Bozzi, doctorante en urbanisme à l'Université Gustave Eiffel, et Fabiola Mancinelli, professeure associée d'anthropologie sociale à l'Université de Barcelone, étudient le nomadisme numérique depuis plusieurs années. Elles ont récemment donné des cours à l'Université de la Suisse italienne dans le cadre du «Master in International Tourism». Interview croisée.
Quand a-t-on commencé à parler de nomadisme numérique?
Alberica Bozzi: Le nomadisme numérique est devenu mainstream à partir de la pandémie. De nombreuses personnes se sont retrouvées à devoir travailler à distance, de manière soudaine et dans des conditions parfois compliquées. Certaines d'entre elles ont alors décidé de quitter les grandes villes en faveur d'endroits offrant de meilleures conditions de vie.
Fabiola Mancinelli: Il ne s'agit toutefois pas de quelque chose d'entièrement nouveau, puisque le terme «digital nomad» remonte aux années 1990. Tout phénomène nécessite de conditions socioculturelles spécifiques pour se développer. Dans ce cas, il s'agit de la mobilité et de la numérisation. La première découle d'une certaine «démocratisation» du tourisme et du développement du système de transport, tandis que la deuxième a été rendue possible par la miniaturisation des technologies, leur accessibilité financière et la numérisation croissante de toute une série d'emplois. Pourtant, pouvoir travailler à distance ne suffit pas.
Certes, l'intersection entre le travail et le tourisme n'est pas une nouveauté, mais l'oisiveté n'était souvent qu'un élément résiduel. Les nomades numériques amènent le travail avec eux dans des destinations qui étaient à l'origine exclusivement touristiques.
Ces destinations ne sont d'ailleurs pas indifférentes à ce phénomène...
A.B. Au contraire. A partir de 2021, plusieurs initiatives ont été lancées au niveau national ou local pour attirer les nomades numériques. A mon avis, ces opérations jouent un rôle important, parce qu'elles facilitent l'adoption de ce mode de vie.
Quel est l'objectif d'attirer ces personnes?
F.M. Le nomade numérique est un profil intéressant pour les destinations touristiques. Il reste plus longtemps qu'un vacancier, a un pouvoir d'achat élevé et, surtout, voyage toute l'année.
A.B. Il est intéressant de voir que ces opérations ne proviennent pas uniquement de l'industrie du tourisme, mais aussi d'agences de développement territorial. Les nomades numériques ont un gros potentiel technologique, qui intéresse ces destinations. Les autorités de l'Algarve, où j'ai fait du travail de terrain, voulaient créer une sorte de Silicon Valley européenne dans le sud du Portugal.
Ces stratégies portent-elles leurs fruits?
F.M. C'est difficile à dire, car le nomadisme numérique est un phénomène assez hétérogène. Tous ces individus travaillent à distance, mais leur mobilité peut changer. Certains décident de vendre leur maison et de voyager pendant quelques années, d'autres font la navette entre leur pays d'origine et d'autres destinations, ou se muent en nomades numériques le temps d'un voyage. Pour ces raisons, il devient compliqué d'établir des chiffres.
Que montrent vos expériences de terrain?
A.B. Le gouvernement régional de Madère, au Portugal, a lancé une initiative pour attirer les nomades numériques en février 2021.
Il m'est arrivé de rencontrer des personnes qui avaient décidé de s'installer dans un endroit de manière plus ou moins permanente, pendant plusieurs mois, voire quelques années. Certains chercheurs parlent même de «rooted digitalism», soit des nomades numériques qui décident de s'enraciner.
Quelles sont les conséquences négatives pour les destinations concernées?
A.B. Les nomades numériques ont souvent un pouvoir d'achat plus important par rapport à la population locale. Cela crée une disparité qui peut être problématique.
F.M. Il ne faut pas oublier que le nomadisme numérique est étroitement lié à l'émergence de services tels qu'Airbnb, qui l'ont précédé et qui ont facilité son développement. Dans de nombreux pays, ces plateformes n'ont pas encore été réglementées et aggravent la crise du logement. Les nomades numériques s'inscrivent dans ce contexte. Ils contribuent à mettre le marché locatif sous pression et sont plus compétitifs que les locaux, car ils ont un pouvoir d'achat plus élevé. Pourtant, ils ne sont pas responsables de cette crise.
Existe-t-il des impacts d'ordre culturel?
F.M. Oui. On peut notamment évoquer une certaine uniformisation de la langue et de la culture locales, remplacées par la prédominance de l'anglais et des habitudes de consommation occidentales. A Barcelone, où je vis depuis vingt ans, la tradition du «esmorzar de forquilla», le petit-déjeuner salé, a été remplacée par le brunch. Ce mot est plus attrayant pour un consommateur soi-disant cosmopolite, mais qui en fait reproduit un héritage impérialiste d'imposition de l'anglais.
Ils n'entrent pas directement en concurrence avec la population locale sur le marché du travail, mais utilisent des services pour lesquels ils ne paient pas d'impôts.
Qu'en est-il de l'intégration?
F.M. A mon avis, le problème n'est pas l'intégration, car cela impliquerait de payer des impôts, de participer à la vie politique locale et de créer un foyer. Les nomades numériques ne le font pas, car ils restent essentiellement au sein de communautés formées par d'autres nomades numériques. Le problème est plutôt l'interaction, c'est-à-dire la relation avec la vie locale, en dehors de ces bulles d'auto-ségrégation.
En Occident, on a l'impression qu'on les admire ou les déteste. Pourquoi?
A.B. C'est un style de vie privilégié. Le simple fait de pouvoir travailler à distance n'est pas possible pour de nombreuses professions. Pourtant, j'ajouterais une troisième catégorie: on les aime, on les déteste, ou on ne les connaît pas. Ils ne sont pas toujours faciles à reconnaître, même dans les hotspots. Une personne travaillant à l'ordinateur dans un bar pourrait également être un simple touriste.
F.M. Il s'agit surtout d'une question de valeurs. Le nomade numérique remet en cause deux paradigmes de notre organisation sociale, à savoir la sédentarité et la nécessité de travailler. Avoir un domicile fixe est considéré comme l'un des principes de la responsabilité, tandis que l'on estime encore que l'oisiveté est la mère de tous les vices.
Plusieurs phénomènes issus de la pandémie, tels que le télétravail, sont actuellement en train de se dégonfler. Peut-on dire la même chose du nomadisme numérique?
F.M. Ça dépend. Les quelques études qui existent sur le phénomène, menées aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, font état d'une diminution. Le problème est qu'elles se concentrent sur les travailleurs salariés, qui sont probablement la catégorie de nomade numérique la moins répandue. Il y a également beaucoup d'indépendants et d'entrepreneurs, qui sont plus nombreux et échappent pourtant aux statistiques.