C’est une traversée de l'Atlantique qui relie Le Havre à la Martinique, avec cette particularité, pour les loups de mer, de se déplacer en meute. Car, à deux en voile, on est déjà un groupe social.
C’est un voilier tout compassé, un espace confiné entouré d’immensité, un bateau qui vole sur l’eau (mais oui mon gros beta) en y trempant tout juste les pieds - pas le temps de barboter.
Sous les cirés, les humeurs, parfois, macèrent. «A deux, il peut y avoir des petites complications que l’on ne rencontre pas en solitaire», grimace Alan Roura, rompu à l'exercice. «Il existe une hiérarchie claire entre le skipper et le co-skipper, mais quand tous deux sont de même niveau, qui prend la décision finale? Qui est responsable de qui?»
Le co-navigage est l’art de résoudre à deux des problèmes que l’on n’aurait pas tout seul. Sur France 3, Charles Caudrelier, dix ans de concubinage avec Franck Cammas, en parle comme d’un vieux couple:
Yvan Ravussin, trois Jacques Vabre dont une troisième place en 2010 avec Pascal Bidégorry, admet que les affinités sont mises à rude épreuve: «Traverser l’Atlantique à deux, c’est quand même un sacré défi. Ce sont des courses engagées sur des bateaux qui peuvent casser ou chavirer. Dans le Pot au noir, il faut être réactif». Traduction: tout le contraire d'une croisière.
Dans L’Equipe, Roland Jourdain raconte le couple fusionnel qu’il formait avec Paul Vatine, décédé au large en 1999. «Paulo était un mec très judéo-chrétien. Il fallait que ce soit dur. Moi, j’apportais de l’optimisme, je le détendais. Comme il aimait Claude François, avant d’aller faire une grosse manœuvre, je mettais Alexandrie, Alexandra!»
Une seule fois dans sa vie, Tanguy Cariou s’est aventuré au large, embrigadé par Bernard Stamm dans une Jacques Vabre menée à la hussarde (troisième en 2007).
Un duvet pour deux, cinq mètres carrés habitables. Tanguy Cariou a considérablement appris sur les dangers de notre civilisation: «La promiscuité n’est pas un problème, car l’être humain s'adapte vite à son environnement. Je pense qu’il gère beaucoup moins facilement la cohabitation des egos. A deux, les vécus et les ressentis sont parfois très différents. La fatigue peut les accentuer. Par définition, il n’y a pas de tierce personne pour un arbitrage ou une médiation».
Dominique Wavre, lui, est allé au bout du raisonnement: il a partagé son rafiot avec celle qui partage également sa vie, Michèle Paret: «Un avantage certain», lâche-t-il sans hésiter. «La transat Jacques Vabre est une course assez complexe et physique. Avec la fatigue, les relations humaines se tendent. En couple, on va utiliser moins de mots, on aura des automatismes sur le pont et dans le cockpit, tout sera naturel.» Même les engueulades paraîtront banales.
Aucun romantisme chez Yvan Ravussin, dont la description ressemble toujours aussi peu à une balade: «Ce n’est que de la performance. Il y a des sélections, des entraînements. Seul compte d'avoir des compétences, de bien connaître le bateau, les chiffres, les pièces. Les affinités passent bien après... Moi, je peux mettre en avant mon profil généraliste. J’ai un peu tout fait sur un bateau, la logistique, la mécanique, les composites. Je suis un technicien et je suis capable de réparer. On me choisit aussi pour ça».
Un avis que nuance Alan Roura: «La complémentarité technique est essentielle, mais il faut que les tempéraments collent. Sur le bateau, finalement, on ne fait que se croiser. Mais avant la course, il y a une année d’entraînements. Tu n’as pas envie de te taper un caractère de cochon».
La mer insolente unit dans son lit les cheveux blonds, les cheveux gris. Entre autres histoires ébouriffantes, le binôme que Tanguy Cariou formait avec Bernard Stamm était de ces aventures insensées où les contraires s’attirent, s’allient. Cariou le régatier, issu de la Coupe de l’America et du giron olympique, habitué à tourner autour du port. Stamm le baroudeur, seul au milieu des mers et pas peu fier.
«Bernard était demandeur de cette différence», explique Tanguy Cariou. «Il sollicitait mes compétences et, comme je n’avais aucune expérience de la navigation au large, j’étais moi-même très à l’écoute. Je ne suis pas certain que nous aurions fonctionné aussi bien une deuxième fois. Bernard aurait sans doute été moins dans l’échange et le partage, tandis que j’aurais peut-être eu des opinions plus affirmées.»
Il a vu Stamm narguer les alizés, caracoler en pleine tempête, ivre de son courage et assommé par un poisson volant, un jour de folle hardiesse, avant de se relever dans un sourire hagard. Stamm l’ancien bûcheron, esprit carré et corps sculpté à la hache, solide, intrépide. Cariou le technicien, esprit brillant, posé, raffiné. Comment l’imaginer?
Le Français insiste sur la fluidité des relations humaines. «Deux semaines sur un bateau, c’est long. Il faut bien s’entendre, partager la même vision de la course. Si tu fais un long trajet de nuit en voiture et que ton compagnon conduit bizarrement, tu ne dors pas bien du tout. La complémentarité technique ne doit pas empêcher un examen des profils psychologiques…»
«En solitaire, on tire peut-être 80% du bateau», évalue Yvan Ravussin. «On a peu d’heures de sommeil, on n’arrive plus à réfléchir. A deux, on pousse la machine. Il y a beaucoup plus de performance.» Et d’ajouter: «Tout le monde est bien content d’être à deux; même les marins solitaires. Une Route du Rhum, par exemple, on y va parce qu’il faut y aller, parce qu’il y a un retour sur investissement, mais partir seul là au milieu, avec des bateaux surboostés, traverser des zones de tempête dans le noir, avec plus d’électricité à bord, tu n'y vas pas en sifflotant».
«Pendant la course, finalement, on ne se voit pas beaucoup», poursuit Tanguy Cariou. «On est seul à la manœuvre, seul sur le pont, tandis que l’autre prend du repos, prépare à manger ou un café. Avec Bernard, on faisait des shifts de trois ou quatre heures, puis on avait 30 minutes de pause, 30 minutes de discussion autour de la machine à café.»
Comme à l’armée, les marins ne retiennent que les bons souvenirs; les autres finissent à «l'amer». Pour Dominique Wavre, ce sont «les départs en plein hiver et les arrivées sous les tropiques, dans un dépaysement total». Pour Alan Roura: «L’heure de l’apéro, les dix minutes à deux devant un couché de soleil, en sortant le Coca et les noix de cajou». Tanguy Cariou: «Dans une épreuve aussi intense, on apprécie chaque instant, chaque chose de la vie. Un couché de soleil. Un repas. Le bonheur de fermer les yeux et de s'endormir. Une discussion de quinze minutes».
Yvan Ravussin raconte ses souvenirs de guerre avec une ardeur contagieuse, «quand on a chaviré avec le frangin (Stève Ravussin, en 2010) et qu’on a été hélitreuillé au milieu d’une mer démontée», ou «quand on a fini troisième avec Pascal (Bidégorry), qu’il restait deux heures de course, que je partais pour une dernière sieste et tout à coup, bam... Cette année-là, je peux vous dire...».
Cette année-là, le binôme de «Banque Populaire» a dû réparer un safran au Cap Vert, après deux collisions avec un requin et un poisson-lune. Puis à l’heure de la dernière sieste, une sieste sacrée, car il «voulait arriver tout beau tout frais à Bahia», Yvan Ravussin a dû ressortir la caisse à outils.
En somme, les loups de mer ne sont peut-être pas aussi solitaires. Mais Alan Roura finit par avouer, un rien contrit: «Même si à deux, on apprend très vite, on atteint des performances folles, je crois que je préfère rester seul. C’est comme ça que je me sens le plus à l’aise».