Alain Visinand a passé toute sa vie dans la montagne. Cet employé des télécommunications a répertorié ses ascensions sur un site qui porte son nom de famille. Le Lagginhorn y figure évidemment en bonne place. «Je l'ai escaladé trois fois: en 1978, 1990 et 2016», dit-il sans forfanterie. Sur la petite description que ce sexagénaire a faite de ce sommet, il prévient celles et ceux qui voudraient tenter l'aventure:
Cette précision, faite en août 2016, résonne douloureusement aujourd'hui. Quatre personnes ont perdu la vie sur ce sommet en l'espace de 30 jours cet été. Fin juillet, le guide de montagne de Grindelwald Christian Burgener expliquait au Walliser Bote qu'il y avait actuellement plus de morts sur le Lagginhorn que sur le Cervin. «Pourquoi cette montagne fait-elle autant de victimes?», s'interrogeait à sa suite le média haut-valaisan Pomona.
Des éléments de réponse ont été donnés dans la presse. Ils ne font pas précisément référence aux quatre drames qui se sont déroulés dernièrement, mais ils rejoignent l'impression du Vaudois Alain Visinand. Dans Le Nouvelliste, Anjan Truffer, guide de montagne et chef du sauvetage à Zermatt, estime que ce sommet n’est «pas assez pris au sérieux». «C'est une course cotée «PD» (peu difficile). Cet accès «facile» concentre un grand nombre d'alpinistes», relève Pierre Mathey, secrétaire général de l'Association suisse des guides de montagne, dans 20 Minutes.
Quels éléments laissent penser que ce sommet est aussi abordable? Alain Visinand est bien placé pour répondre à cette question, puisqu'il a effectué ses trois ascensions sur le dos de cette montagne au moins d'août. Il sait donc que lors des épisodes de forte chaleur, comme la Suisse en a traversé cet été, il est possible d'atteindre les 4010m sans crampons ni piolets.
Cette précision n'est pas anodine: la perspective de pouvoir épingler un 4000m sans devoir progresser sur un terrain nécessitant des connaissances techniques a de quoi séduire. «Dans les 4000 faciles, il y a aussi le Bishorn, le Breithorn ou l'Allalinhorn, mais tous possèdent un glacier. Or il y a encore des gens qui n'osent pas aller seuls sur le glacier, et heureusement», commente M. Visinand, qui se demande toujours «pourquoi autant de personnes veulent absolument faire un 4000m». «Malheureusement, trop de gens sont attirés par ce chiffre symbolique», glisse un guide de Saas-Grund.
Les réseaux sociaux jouent sans doute un rôle. Le media Pomona a remarqué que sur Instagram, «on trouve des centaines de stories et de vidéos sur des ascensions de sommets de 4000 mètres comme l'Allalinhorn, le Weissmies mais aussi le Lagginhorn». Or cette multiplication des publications a un double effet: elle donne envie de faire la même chose, et a tendance à minimiser les risques. «Si tout le monde peut le faire, pourquoi pas moi?», semblent se dire celles et ceux qui choisissent le Lagginhorn pour sa facilité, car elle n'est pas la plus belle des montagnes.
Elle reste un sommet de haute altitude, avec ses changement de terrain et d'humeur. Il suffit que le temps soit humide pour que les parties rocheuses présentent une fine couche de glace, sur laquelle les alpinistes peuvent glisser. «Il faut s'encorder, mais pas avec n'importe qui, intervient Alain Visinand. Car si celui qui est en tête de cordée est incapable de rattraper la glissade du/des suivant/s, tout le monde bascule. D'où l'intérêt d'opter pour un guide, qui sait parfaitement gérer une cordée.»
C'est d'autant plus vrai sur un sommet comme le Lagginghorn, insiste M. Visinand, soulignant un paradoxe.
Un dernier élément attire la foule: la perspective de faire l'aller-retour en moins d'une journée depuis Kreuzboden, que les visiteurs peuvent rejoindre en téléphérique. «Ça attire du monde», partage Alain Visinand, qui a constaté une évolution peu rassurante dans le «tourisme» de la montagne.
C'est la raison pour laquelle M. Visinand a posté un message d'avertissement sur son site internet dans le descriptif du Lagginhorn. «J'essaie toujours de prévenir des risques car j'ai décrit quand même beaucoup de randonnées sur mon site, et je crains le jour où quelqu'un m'écrit pour me dire qu'une personne a suivi mes conseils et est tombée. Je ne veux envoyer personne au casse-pipe.»
Le Vaudois estime qu'il est de son devoir de faire de la prévention. Il ne comprend pas que d'autres, sur les réseaux sociaux surtout, «se sentent obligés de dire que leur excursion était hyper facile et pas si longue que cela. Je ne saisis pas le sens de leur message. Il faut se mettre au niveau des plus faibles, pas des plus entraînés.»
Ces messages d'avertissements sont d'autant plus nécessaires que la cotation du Lagginhorn («PD» comme «peu difficile») peut prêter à confusion. «Ce que beaucoup ont du mal à comprendre, c'est qu'on parle ici d'une cotation alpinisme, pas randonnée, insiste Alain Visinand. Pour emprunter ce type de tracé, il faut être capable de s'encorder, mais aussi d'utiliser piolets et crampons lorsque c'est nécessaire.»
Un avis partagé par Anjan Truffer. Ce guide de montagne et chef du sauvetage à Zermatt, cité par Le Nouvelliste, estime que trop de gens pensent que «peu difficile» ne correspond pas à un itinéraire de haute montagne.
Certains n'ont même pas la chance d'être sauvés, pris au piège de cette montagne dont la dangerosité est trop souvent sous-estimée.