«Swiss Ski est une machine qui continuera à tourner parfaitement»
Quand Urs Lehmann prend la tête de Swiss Ski en 2008, l’Autriche domine sans partage le Cirque Blanc. Sportivement comme financièrement, nos voisins semblent intouchables. Mais grâce à sa vision pourtant jugée trop audacieuses par certains, Lehmann inverse la tendance: 17 ans plus tard, le chiffre d’affaires du ski suisse est passée de 26 à plus de 100 millions de francs, et sur les pistes, les Autrichiens sont désormais le plus souvent derrière.
Le champion du monde de descente 1993 a accepté de revenir sur son parcours, ses projets avec le président de la FIS Johan Eliasch et les menaces que son départ pourrait faire peser sur les ambitions olympiques helvétiques.
Urs Lehmann, après 19 ans à la tête de Swiss Ski, dont 17 comme président, vous quittez vos fonctions. Est-ce par lassitude?
Pas du tout. Je n’ai jamais ressenti de fatigue, pas une seule fois. Ce que j’ai pu construire et vivre avec les équipes de Swiss Ski est unique. Sans prétention, je crois que nous pouvons affirmer être aujourd’hui la fédération sportive numéro un en Suisse. Et sur la scène internationale, nous avons aussi marqué le monde des sports de neige. C’est une réussite dont nous pouvons être fiers.
Vous aviez brigué la présidence de la FIS, mais aviez été battu par Johan Eliasch. La campagne avait été tendue, et vous sembliez en profond désaccord. Aujourd’hui, vous annoncez vouloir travailler à ses côtés. Comment est-ce possible?
Je comprends que cela puisse surprendre. Il y a encore un an, ni lui ni moi n’aurions cru à une telle collaboration. Mais en réalité, nous avons toujours partagé la même vision sur de nombreux sujets. Johan a les bonnes idées, la capacité à voir grand. Ce qui nous divisait, c’était surtout la manière d’y parvenir.
Qu’est-ce qui a changé entre vous et Johan Eliasch?
Johan m’a appelé il y a quelques mois, après mon départ du conseil de la FIS. Il voulait discuter de certaines idées. Nous nous sommes rencontrés à St. Moritz et avons eu un très bon échange. Depuis, nous sommes restés en contact, jusqu’au moment où il m’a demandé si je pouvais envisager de collaborer avec la FIS.
Et quand cette proposition s’est-elle concrétisée?
Pas avant juillet. J’ai pris le temps de réfléchir à ce que je pouvais et voulais apporter. Cela m’a aussi permis de découvrir une autre facette de Johan. J’en suis arrivé à la conclusion que, même si nous sommes différents, nous sommes complémentaires. Et que nous avons un objectif commun: faire progresser les sports de neige.
La Chine dans le viseur
Aurait-il été possible que Swiss Ski vous retienne?
Non, c’était une décision très personnelle. J’ai passé quelques nuits blanches, bien sûr, mais je ne quitte pas le monde du ski. Je considère ma mission à Swiss Ski comme accomplie. À la FIS, en revanche, il y a encore énormément de potentiel, avec des leviers d’action plus larges. Je me sens prêt à relever ce défi, avec humilité et respect.
Qu’aimeriez-vous concrètement apporter?
La FIS est la fédération faîtière du ski mondial. Or son potentiel n’a pas encore été pleinement exploité ces dernières années. Certaines fédérations, comme Swiss Ski, ont progressé plus vite, alors que la FIS s’est trop souvent perdue dans des luttes internes. Cela me rappelle un peu la situation que j’ai trouvée en arrivant à Swiss Ski.
Quelles sont vos priorités? Vos grandes visions?
La FIS doit grandir, c’est une évidence. Cela signifie développer de nouveaux marchés et de nouveaux domaines. La digitalisation en fait partie: nous devons y être beaucoup plus performants. Côté marchés, l’Europe est mûre. L’Amérique du Nord reste un terrain à développer, et tout le monde l’a déjà compris. Le second marché, que cela plaise ou non, c’est l’Asie, surtout la Chine. C’est une région en pleine croissance, et il ne faut pas sous-estimer cette dynamique. Voilà les grandes lignes.
Verra-t-on un jour des courses de ski en Arabie saoudite ou au Qatar?
Je ne veux pas me lier à une région précise. Ce qui compte, c’est le sens de la démarche, à condition de rester fidèles à nos valeurs, notamment la durabilité et l’inclusion. Mais nous ne devons pas nous fermer à de nouvelles perspectives. Le fait d’avoir de magnifiques Alpes ne signifie pas que l’Europe centrale doive rester l’unique centre du ski mondial.
Quelle importance accordez-vous à la durabilité écologique?
Elle est essentielle pour moi. Mais il y a un paradoxe: la seule façon d’être totalement durable serait de ne plus bouger, ce qui est impossible pour une fédération sportive. L’enjeu est donc d’optimiser au maximum nos activités pour qu’elles soient les plus durables possible.
«C'est douloureux»
Quel regard portez-vous sur vos 19 ans à la tête de Swiss Ski?
Au départ, l’enjeu était de stabiliser financièrement la fédération. Ensuite de renforcer le sport, puis de développer sa commercialisation. Depuis 2019, nous avons suivi une stratégie claire: attirer de grandes compétitions en Suisse. C’est la raison pour laquelle nous accueillerons les Mondiaux de biathlon 2025 à Lenzerheide, les Mondiaux de freestyle 2025 en Engadine, les Mondiaux de ski 2027 à Crans-Montana, et que nous travaillons aussi au retour des Jeux olympiques. Chaque jour a été passionnant, je n’en regrette aucun.
La Suisse est en dialogue privilégié avec le CIO pour organiser les Jeux d’hiver 2038. Vous étiez la figure de proue de cette candidature. Votre départ signifie-t-il que vous n’y croyez pas?
Absolument pas, c’est une interprétation erronée. Mon départ tient au fait que Swiss Ski est aujourd’hui plus solide que jamais et au potentiel que j’ai identifié à la FIS. Malheureusement, je ne pouvais pas concilier mes nouvelles fonctions avec mon rôle dans la candidature olympique, j’ai donc dû m’en retirer.
Vous auriez pu entrer dans l’histoire en ramenant les Jeux en Suisse pour la première fois depuis St-Moritz 1948. Pourquoi renoncer à cette opportunité?
Je n’agis pas pour ma réputation, ni pour laisser une trace personnelle. Bien sûr, ce projet me tient profondément à cœur, et c’est douloureux d’y renoncer. Mais je sais aussi que l’équipe est solide, notamment avec Frédéric Favre comme CEO, qui fait un excellent travail. Je suis persuadé que le projet se poursuivra avec la même rigueur et détermination, même sans moi.
Et concrètement, quelle est la suite pour cette candidature?
Swiss Ski réfléchit actuellement à la personne qui prendra le relais. J’étais jusqu’ici le délégué du ski au sein du comité. Mais le projet est bien structuré, les bases sont posées et le travail préparatoire est fait. Je n’ai aucune inquiétude: il y a assez de personnes compétentes pour poursuivre, même si c’est trop tôt pour donner un nom.
Vous étiez le visage de Swiss Ski. N’y a-t-il pas un risque qu’un vide se crée après votre départ soudain?
Je me permets de contredire totalement cette idée. J’ai toujours veillé à ce que Swiss Ski fonctionne tout aussi bien sans moi. Depuis un an, nous avons un coprésidium qui marche à merveille, et Peter Barandun poursuivra ce travail. Qu’il le fasse seul ou avec quelqu’un à ses côtés, l’essentiel est que la continuité stratégique est assurée. Et sur le plan opérationnel, la fédération n’a jamais été aussi solide.
Concrètement, à quoi ressemble cette organisation?
Diego Züger gère les questions commerciales, Walter Reusser est responsable du sport, et Claudia Lämmli pilote les finances et l’opérationnel en tant que COO. C’est une équipe idéale. Swiss Ski est une machine qui continuera à tourner parfaitement, indépendamment de ma présence.
Deux fondamentaux: résultats et récit
Vous étiez le moteur de cette machine qui n’a cessé d’accélérer…
Si vous le dites, je prends ça comme un compliment. Mais je le répète: la fédération est bien préparée. Les contrats avec nos partenaires commerciaux courent encore quatre ou cinq ans, et si nous n’avons pas trop de blessés, nous resterons solides sportivement. Cela dit, après 19 ans au sein de Swiss Ski, dont 17 comme président, il est normal de réfléchir à la relève. Je me suis toujours promis de ne pas m’accrocher à mon siège. Je crois pouvoir dire que, malgré ces 17 années, je n’ai pas trahi cet engagement.
En 2006, Swiss Ski réalisait 26 millions de francs de chiffre d’affaires, aujourd’hui près de quatre fois plus. Comment avez-vous fait?
Ce n’est pas seulement moi (sourire), mais toute une équipe. Dans le sport, deux choses sont essentielles: d’abord, il faut des résultats. Ensuite, il faut savoir raconter de belles histoires autour de ces succès. Et ces histoires, il faut comprendre comment les valoriser commercialement. C’est un cercle simple en apparence, mais difficile à mettre en pratique. Nous y sommes parvenus grâce à de grandes performances sportives.
Sous votre présidence, la Suisse est revenue au sommet du classement des nations en ski alpin. Cinq fois sur les six dernières années, elle a devancé l’Autriche. Combien de temps la Suisse peut-elle rester en tête?
Les Autrichiens ont dominé trente ans. J’imagine que les trente prochaines années seront pour nous (sourire)!