«Je pensais la fraude possible partout dans le monde, sauf en Suisse»
Nous rencontrons Y. Z.* aux abords de la galerie marchande du Lignon, la plus futuriste des cités du canton de Genève. Cette jeune femme d’origine albanaise y tient un commerce. Inscrite au MCG, elle ne souhaite pas parler à la presse. Son nom et celui de deux autres femmes, une socialiste et une PLR, des patronymes ou origines indiquant, là aussi, une appartenance à la diversité, sont au cœur des soupçons de fraude ayant conduit à l’annulation de l’élection du conseil municipal (législatif) du 23 mars à Vernier.
Ajoutés à la main, les noms de ces trois personnes figuraient ensemble sur 278 bulletins de la liste LJS, un parti supposément concurrent, créé en 2023 par l’actuel conseiller d’Etat Pierre Maudet. Une analyse graphologique commandée par la justice genevoise a établi que neuf personnes seulement avaient rempli ces 278 bulletins. Un acte illégal. Le 19 juin, le scrutin était annulé et tout un canton avait mal à sa démocratie.
Nouveaux soupçons
Il y a cinq jours, le 30 novembre, date choisie pour la répétition de l’élection dans la commune verniolane, la deuxième plus grande du canton avec 37 000 habitants, le mal s’est aggravé. Le Conseil d’Etat annonçait ce jour-là la suspension du processus électoral, au vu, cette fois-ci, de quelque 200 bulletins suspects. Les résultats n'ont pas été communiqués.
Sur les plateaux de télévision, les regards se sont à nouveau tournés vers LJS. En mars, pour sa première participation, ce parti avait été crédité de six sièges d’un coup au conseil municipal qui en compte trente-sept, trois de trop, au détriment du Centre qui n’avait pas atteint le quorum, avait considéré la justice au terme d’une analyse fouillée des panachages.
La liste mystérieuse
Cette fois-ci, à la deuxième élection de novembre, LJS a concouru sous le nom de Liste Egalité et Diversité (LED), emmenée, comme en mars, par Djawed Sangdel. Ce Suisse d’origine afghane, élu au Grand Conseil sous le label LJS, dirige une école privée à Vernier. Fait notable, LED a recueilli dans ses rangs deux des trois femmes impliquées dans les 278 bulletins litigieux du mois de mars, soit les candidates PLR et PS, leurs partis respectifs s'étant séparées d'elles dans l'intervalle. Ce n'est pas le cas de Y. Z., reconduite sur la liste MCG du présent scrutin désormais en stand-by.
Est-ce bien nous qui avons engendré cette situation monstrueuse, inédite en Suisse romande?, se demandent les partis politiques, alors que des critiques émanant de la droite commencent à pointer le «vote communautaire», en particulier l'albanais.
Une «grande tristesse»
Howard Nobs, de l'UDC, qui habite l’une des barres du Lignon, éprouve une «grande tristesse», confie-t-il, attablé ce mercredi matin au restaurant Da Toni situé dans la galerie marchande. En mars, il avait été élu au conseil municipal avant de devoir déchanter.
Aux municipales de mars, le taux de participation à Vernier était de 30,58% seulement. Samedi 29 novembre, à J-1 de l'élection, il était de 28,8%. Il pourrait être plus bas encore en cas de troisième scrutin. Une lente érosion.
A notre descente du bus au Lignon, Howard Nobs, 43 ans, nous a fait faire un rapide tour du propriétaire, attirant notre regard sur les boites aux lettres et bennes à papiers où des cartes et bulletins de vote non utilisés auraient pu être récupérés ou volés à des fins de fraude – l’une des hypothèses privilégiées avec celle d’une participation active de votants, y compris contre rétribution, à la falsification des élections.
L'UDC contre le «communautarisme»
Dérives communautaristes? Le comité directeur de l’UDC en est persuadé. Il a annoncé mercredi le lancement d’une initiative visant à supprimer le droit de vote des étrangers aux élections communales. La population genevoise serait alors appelée à ôter ce qu’elle a accordé en 2005.
Cette décision un brin soudaine fera-t-elle l’unanimité au sein du parti? Membre de l’UDC, Patrick Ferreira apprend la nouvelle. Père de trois enfants en bas âge, dont il s'occupe en alternance avec sa femme, elle-même en emploi, ce jeune fonctionnaire de police est l’un des élus malheureux du scrutin verniolan du 23 mars. Nous le rencontrons dans un «pub» du quartier flambant neuf de L’Etang, à Vernier.
D’origine portugaise, naturalisé suisse après ses 18 ans, service militaire accompli sous la bannière helvétique, il paraît quelque peu embarrassé par cette initiative contre le vote des étrangers, portée par le député Yves Nidegger, le maître à penser de l’aile radicale de l’UDC genevoise. Alors, il avance:
Des réserves de voix pour les fraudeurs
Le policier le sait bien, la participation des étrangers, à commencer par celle de la diaspora portugaise, est d’ordinaire très faible.
Il reste que cet électorat qui ne vote pas constitue des réserves de voix à la disposition de personnes malintentionnées.
La communauté albanaise se sent visée
A Vernier et dans le reste du canton de Genève, la communauté albanaise se sent visée par l'offensive lancée par l’UDC contre le droit de vote des étrangers aux élections communales. S’adressant à ses «collègues du MCG», dont certains semblent aujourd’hui prendre leurs distances avec le vote des étrangers au vu du scandale verniolan, le député MCG au Grand Conseil Arber Jahija réagit vivement sur Instagram:
Puis, à l’adresse de l’UDC Yves Nidegger, il écrit:
Plafond de verre?
Dans son interprétation la moins dramatique, la crise ouverte par la fraude de mars à Vernier et sa possible répétition ce 30 novembre, témoigne peut-être d’un plafond de verre contre lequel buterait les Suisses originaires des Balkans, ainsi que ceux provenant du monde extra-européen.
En mars, probablement pour la première fois à Vernier, une commune aux multiples nationalités, jamais autant de Suisses d'origines balkaniques ou extra-européennes, jusqu’ici encore peu représentées dans les législatifs communaux, n’avaient été élus ou présentés au suffrage des électeurs. Mais on connaît la suite.
Joint par watson, cet homme d’origine albanophone se dit «dépité»:
Ce membre d’une association albanophone de Vernier affirme à watson:
Quant à l’annulation de l’élection du mois mars, il estime que la justice aurait dû éliminer les bulletins suspects sans pour autant annuler le scrutin. «C’est ce qu’on fait au Kosovo quand un tel cas de figure se produit.»
Fethi et Chantal boivent un café avec leurs quatre grands enfants dans la cafétéria centrale de la galerie marchande du Lignon. Tous, dans cette famille de Vernier, ont voté à l'élection municipale, assurent-ils. «Cette situation me désole», réagit le père, originaire de Tunisie, chauffeur de taxi depuis de nombreuses années.
«C’est terrible», renchérit Soraya, l’une des filles.
Dans la famille, visiblement aucun ne sait pour qui l’autre a voté. Fethi: «Le vote est secret, je le garde pour moi. Ce qui est sûr, c’est que je n'ai pas voté pour l’extrême droite, d’ailleurs je suis contre la suppression du droit de vote des étrangers proposée par l’UDC.» Chantal, la mère, dit ne pas se souvenir de son choix. Soraya produit son effet en révélant avoir voté pour la liste LED, conduite par Djawed Sangdel.
On est allé sonner à la porte de l’école privée qu’il dirige à Vernier. Un vieux domaine avec vue plongeante sur le Rhône et des oriflammes aux couleurs de la Suisse et de son institut. Mais la tête de liste LED était absente.
Une grande question demeure: pourquoi?
A Vernier, où seul siège depuis mars le conseil administratif (exécutif) composé de trois hommes, un PLR, un socialiste et un vert, ce que personne ne comprend très bien, c’est pourquoi la justice genevoise a enjoint au Conseil d’Etat d’organiser au plus vite une nouvelle élection après l’annulation prononcée le 19 juin. Pourquoi elle a permis aux personnes suspectes de se représenter. Pourquoi elle n’a pas pris de sanctions. Parce que les preuves manquent? Pour ne pas ajouter au scandale? Par foi dans le système démocratique suisse?
*Initiales Y. Z. modifiés
