Le travail au noir prospère. Partout en Suisse, l’activité bat son plein. Le cas de cette entreprise lucernoise de ferraillage, dont nous vous avons parlé, est emblématique: grâce à un réseau de prête-noms et de sociétés-écrans, elle a économisé illégalement des millions en impôts, cotisations sociales et primes d’assurance-accidents, pendant des années.
Le travail au noir, c’est-à-dire «le non-respect des obligations de déclaration et d’autorisation liées à l’emploi», a de nombreuses conséquences négatives, souligne le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) sur son site internet. Parmi elles: «des pertes de recettes pour l’Etat et les assurances sociales; une distorsion de la concurrence entre entreprises et travailleurs; une altération des droits des assurés; une pression sur les salaires et l’exploitation des travailleurs.»
Des mots forts. Mais les actes ne suivent pas. La lutte contre le travail au noir reste poussive.
Le Seco tient pourtant une liste noire recensant les employeurs sanctionnés sur la base de la loi fédérale contre le travail au noir (LTN), et donc exclus temporairement des marchés publics. Mais cette liste, difficile à trouver sur le site officiel et à peine lisible, ne compte aujourd'hui que 99 entrées.
Ce qui frappe, c'est que 93 d’entre elles proviennent d’un seul canton: Genève. Ce dernier semble être le seul à signaler systématiquement les employeurs fautifs. Cinq inscriptions viennent du canton de Vaud. Une seule de Suisse alémanique, du canton d’Uri.
Selon la loi, doivent y figurer les employeurs condamnés «de manière définitive pour violation grave ou répétée des obligations déclaratives et d’autorisation relevant du droit des assurances sociales ou des étrangers». Ces entreprises peuvent être exclues jusqu’à cinq ans des marchés publics aux niveaux communal, cantonal et fédéral. Elles peuvent également voir leurs subventions réduites.
Les cantons sont tenus de transmettre les sanctions au Seco, qui les inscrit sur la liste, laquelle est censée être publique. Tout cela est prévu par la loi.
Mais alors, pourquoi le canton de Genève semble-t-il être le seul à appliquer cette disposition? Sollicité, le Seco répond:
Le canton de Berne, à titre d'exemple, interrogé sur son absence de la liste, explique par le biais de son office cantonal de l’économie:
Depuis la création de la liste, Berne dit avoir transmis «environ une demi-douzaine» de cas. Aucun n’est actuellement en cours de sanction.
A Zurich, même discours. «L’Office de l’économie respecte ses obligations de signalement au Seco», affirme Fabian Boller, porte-parole de la Direction de l’économie. «Actuellement, aucun employeur ne remplit les conditions d’une inscription.»
Le canton de Genève, lui, n’a pas encore répondu. Mais selon plusieurs sources, il est peu vraisemblable que les autres cantons n’aient aucun cas à signaler. Certains estiment que les autorités cantonales omettent, pour diverses raisons, de transmettre les sanctions à la Confédération.
Même Alexander Ott, chef de la police des étrangers du canton de Berne et figure de proue de la lutte contre le travail au noir, n’a pas d’explication: «Je ne peux pas juger comment les offices cantonaux de l’économie remplissent concrètement leurs obligations de signalement et selon quels critères.» Ce qu’il affirme en revanche:
Genève, en tout cas, semble appliquer les sanctions de manière cohérente et les signaler. Il y inscrit en grand nombre les noms d’employeurs, personnes physiques et morales, interdits de marchés publics. Les durées d’exclusion vont de 6 à 30 mois.
La majorité des cas concernent le secteur du bâtiment, suivis par la restauration, la coiffure, le nettoyage, le transport, le conseil financier et l’automobile. Beaucoup sont issus des Balkans occidentaux, notamment du Kosovo.
La Conférence des marchés publics (CMP), organe stratégique pour les marchés publics fédéraux, tient, elle aussi, une liste de sanctions. Y figurent les prestataires coupables d’infractions graves, interdits de marché jusqu’à cinq ans. Parmi ses membres: l'Ofrou, Armasuisse, l’Office fédéral des constructions et de la logistique. La Poste, les CFF et l’EPFZ y participent comme observateurs.
Mais cette liste est… secrète.
En 2023, la Cour des comptes fédérale (CDF) l’a examinée: aucune entreprise n’y figurait. Seulement treize personnes, toutes sanctionnées pour un seul et même dossier pénal.
Interrogé, le Département fédéral des finances (via l’Office fédéral des constructions) refuse de commenter. La liste n’est pas publique, déclare une porte-parole, sans fournir ni le nombre ni l’origine des inscrits.
Un outil dissuasif que personne ne peut consulter? Le Contrôle fédéral des finances, dans son rapport 2023, juge cette liste «très peu utilisée», donc «d’efficacité limitée». En cause: des restrictions si strictes sur le partage d’informations que l’administration fédérale elle-même y accède à peine.
Une chose est sûre: l'application de cette loi, adoptée par le Parlement suisse, est d’une clémence frappante envers les entreprises douteuses.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder