«Nous avons atteint le plein emploi», a récemment déclaré Boris Zürcher, le chef du marché du travail auprès de la Confédération. Il s'attend certes à ce que le taux de chômage progresse dans un avenir proche, mais seulement légèrement. Même dans ce cas, il continuerait à parler de plein emploi.
En réalité, ce plein emploi ne devrait pas exister. Surtout quand on prend en compte tout ce que le marché du travail a dû endurer ces derniers mois.
Il y a les licenciements massifs. 3000 emplois seront supprimés rien que dans l'absorption de Crédit Suisse par UBS. Plusieurs compagnies industrielles ont aussi biffé des postes, sans compter les entreprises de médias et les opérateurs de télécommunications.
Les licenciements, massifs ou plus mesurés, semblent néanmoins se généraliser. C'est ce que montrent les sondages de l'agence de placement Adecco. Son président, Jean-Christophe Deslarzes, a déclaré dans une interview que:
Même les entreprises en mains des pouvoirs publics mettent à la porte des employés à la pelle. C'est le cas par exemple des hôpitaux de Saint-Gall et de Glaris ou de La Poste.
Les annonces pleuvent à tel point que l'économiste en chef d'UBS, Daniel Kalt, ne veut plus parler de «cas isolés». Mais il affirme en même temps:
Toujours ce fameux plein emploi, donc.
Et pourtant, la Banque nationale suisse (BNS) a abattu sa meilleure carte en augmentant ses taux directeurs, de moins 0,75 à 1,75%. Les taux d'intérêt sur les hypothèques fixes à long terme ont alors presque triplé.
Le but concret d'une telle manœuvre est cynique: mettre des gens au chômage, afin de ralentir la consommation et de calmer l'inflation.
Pourtant, le marché du travail continue de chauffer, comme si de rien n'était. Le chef de la BNS, Thomas Jordan, a tiré avec un bazooka, tout le monde s'est arrêté poliment, mais rien n'a changé. Le boom se poursuit.
Des licenciements, des taux d'intérêt élevés, et pourtant le plein emploi. Comment en est-on arrivé à cette coexistence improbable?
Il faut sans doute chercher une explication valable pour tous les pays industrialisés occidentaux. Car à l'étranger aussi, les marchés de l'emploi sont en plein essor, bien que la banque centrale ait été historiquement rapide dans l'augmentation de ses taux directeurs.
C'est le cas dans la zone euro. La Banque centrale européenne (BCE) annonce un taux d'activité historiquement haut.
Aux États-Unis, les travailleurs peu qualifiés ont pu obtenir d'importantes hausses de salaire. Selon une étude, on a ainsi assisté à un «nivellement inattendu» des différences de revenu. Les inégalités accumulées au cours des quatre dernières décennies ont ainsi pu être réduites d'un quart.
Tout cela n'aurait pas dû se produire. Au début de l'année 2023, la plupart des économistes étaient convaincus que la reprise serait bientôt suivie d'une récession et que le chômage grimperait.
Après la Seconde Guerre mondiale, il en a presque toujours été ainsi lorsque les banques centrales ont dû maîtriser l'inflation. Elles ont augmenté les taux d'intérêt directeurs jusqu'à ce qu'un cycle se brise sur le marché du travail et que cela freine l'inflation.
Mais cette fois, il semble possible de l'éliminer sans récession ni forte hausse du chômage. Alors pourquoi la donne a-t-elle changé?
Jan Hatzius, économiste en chef de Goldman Sachs, fait partie des experts qui ne s'attendaient pas à une récession début 2023. Il a expliqué ses réflexions de l'époque dans un entretien avec Bloomberg.
Le boom actuel est tout sauf traditionnel, c'est pourquoi les mécanismes habituels ne s'enclenchent pas.
Il a d'abord bouleversé les chaînes d'approvisionnement mondiales. Il y a eu des pénuries généralisées qui ont fait grimper les prix et ont provoqué une inflation record. Lorsque tout est rentré dans l'ordre, les pénuries ont disparu et l'inflation a diminué en un temps record, même sans récession.
Mais la pandémie n'est probablement pas la seule explication du boom constaté dans la plupart des pays industrialisés. Il y a aussi la démographie – un facteur souvent sous-estimé, mais extrêmement puissant.
Les travailleurs se font rares depuis que le vieillissement démographique a franchi un cap. Dans la plupart des pays occidentaux développés, la quantité d'actifs atteignant l'âge de la retraite chaque année est supérieure à celui des jeunes qui prennent leur premier emploi. On pourrait alors assister à un changement d'époque.
Ce tournant pourrait avoir des effets positifs pour les travailleurs, le travail lui-même et les salaires. C'est ainsi que le percevait récemment le magazine britannique The Economist en titrant:
Traduit de l'allemand par Valentine Zenker