Les CFF refusent d'acheter des trains suisses: ce que ça cache
Ansgar Brockmeyer est en colère. Le directeur général adjoint du constructeur ferroviaire suisse Stadler s'en prend aux CFF, après qu'ils ont attribué la livraison d'au moins 116 trains de type RER au concurrent allemand Siemens.
Stadler n'a pas besoin de traitement de faveur, écrit-il sur LinkedIn. Mais dans chaque appel d'offres, il existe «de nombreux facteurs subjectifs». Et selon lui, ces critères «peuvent être utilisés — ou non — selon la volonté de l'évaluateur». Le message sous-jacent est clair: les CFF auraient pu accorder une meilleure note à Stadler pour les éléments d'évaluation moins mesurables.
Le président de Stadler, Peter Spuhler, est allé encore plus loin dans les colonnes du Sonntagszeitung. Selon lui, les CFF ont commis une erreur en attribuant ce contrat d'un volume pouvant atteindre 3 milliards de francs. Il a annoncé envisager de déposer un recours.
Peter Spuhler, également élu UDC, et son équipe bénéficient d'un large soutien politique. «A quel point faut-il être stupide?», a lancé le conseiller national du Centre Gerhard Pfister à l'adresse du directeur des CFF, Vincent Ducrot. De son côté, le conseiller national argovien de l'UDC Thomas Burgherr exige que le Conseil fédéral s'explique sur cette décision.
Stadler souligne la grande fiabilité de ses trains
Stadler souligne que les déclarations de ses dirigeants ne doivent pas être interprétées comme un appel au protectionnisme. «Nous défendons l'idée que les fournisseurs doivent s'imposer grâce au prix et à la qualité de leurs produits et non en raison de leur origine», explique Jürg Grob, porte-parole de Stadler. Cela favorise, selon lui, la concurrence.
Stadler obtient régulièrement des contrats dans des pays où d'autres constructeurs sont implantés. L'entreprise fournit ainsi jusqu'à trois milliards d'euros de trains à deux étages fabriqués en Suisse aux chemins de fer autrichiens ÖBB. Au Royaume-Uni, Stadler a remporté plusieurs appels d'offres, bien qu'elle n'y dispose pas de site de production, contrairement à ses concurrents. Quant aux trams et aux locomotives de fret destinés à la Suisse, ils sont produits en Espagne.
Mais, dans ce cas, c'est un autre facteur qui compte, explique Jürg Grob. Stadler a proposé un train économiquement et technologiquement convaincant, déjà utilisé par les CFF avec une disponibilité très élevée de 99%. Siemens, en revanche, doit adapter un train destiné à l'Allemagne aux conditions suisses, ce qui implique des modifications de la caisse, de l'électronique ou de la chaîne de traction.
Les CFF veulent-ils mettre fin à la domination de Stadler?
L'offre de Stadler n'était supérieure à celle de Siemens que de 0,6%. Ce sont donc des «critères subjectifs» qui ont fait la différence, dont l'évaluation n'est pas toujours compréhensible. Le communicant du constructeur suisse s'interroge:
Dans les coulisses, des employés de Stadler avancent une autre hypothèse: les CFF auraient favorisé le concurrent pour briser le quasi‑monopole de Stadler. Au cours des 25 dernières années, 72% du volume de commandes de nouveaux trains des CFF et presque toutes les commandes d'autres compagnies ferroviaires ont été attribués à Stadler.
Les CFF rejettent ces critiques. Les critères et exigences ont été présentés de manière transparente aux constructeurs, explique la porte-parole Fabienne Thommen. Aucune objection n'a été formulée, et tous les fournisseurs les ont acceptés. Il n'est pas permis de réévaluer ou de modifier les critères pendant le déroulement d'un appel d'offres.
Les critères ont été évalués de manière objective et indépendante par des experts internes, précise Fabienne Thommen. Ces derniers ont examiné les exigences spécifiques sans avoir accès aux évaluations des autres équipes, afin de prévenir toute appréciation subjective ou influence extérieure:
L'audit interne des CFF a confirmé que les critères avaient été appliqués correctement. Siemens a obtenu le plus de points. Selon CH Media, éditeur de watson, les experts des CFF ne connaissaient pas le prix des offres qu'ils évaluaient et n'auraient de toute façon pas pu intervenir pour avantager Stadler, même s'ils l'avaient voulu.
Stadler fait souvent des offres seul
Malgré les critiques, de nombreux acteurs du secteur se réjouissent que le contrat ait été attribué à Siemens. La Suisse devient de moins en moins attractive pour les constructeurs ferroviaires. Des représentants de fabricants européens confient à CH Media que, dans certains appels d'offres en Suisse, leur siège ne leur autorise même plus à soumettre une offre. La Suisse y a une image similaire à celle de la France, où la majorité des commandes sont attribuées au constructeur national Alstom.
La probabilité d'obtenir un contrat face à Stadler n'étant estimée qu'à quelques pourcents, les entreprises comme Siemens, Alstom, CAF ou Talgo ne soumettent des offres que pour des marchés de plusieurs centaines de millions de francs.
Pour Stadler, dont les chances de remporter les contrats sont plus élevées, l'équation est différente. L'entreprise se retrouve souvent comme unique offreur, mais ce n'est pas le seul facteur: elle a su développer très tôt des trains innovants parfaitement adaptés au marché suisse, là où les concurrents étrangers proposent rarement des modèles adaptés et ne sont pas toujours disposés à en créer.
Hitachi a également soumis une offre aux CFF
De nombreux acteurs du secteur reconnaissent néanmoins l'intérêt d'avoir un constructeur ferroviaire national. Selon un initié, il est difficile de favoriser Stadler lors de l'évaluation des offres, mais les critères peuvent tout à fait être formulés en amont de manière à lui donner l'avantage.
C'est cependant une épée à double tranchant: ce qui est bénéfique pour l'économie locale peut, à long terme, se traduire par des prix plus élevés pour les compagnies ferroviaires commanditaires, que finiront par payer les clients et souvent aussi les contribuables. Selon un professionnel régulièrement impliqué dans les appels d'offres, il est difficile de dire si une telle hausse des coûts, due au manque de concurrence, s'est déjà produite. On ne peut tout simplement pas le savoir, faute de comparaisons.
De nombreux acheteurs cherchent désormais à stimuler la concurrence en achetant des trains de manière groupée. Cela permet d'attribuer des volumes plus importants, rendant la soumission d'offres plus intéressante pour les entreprises étrangères.
Dans le cas des trains de type RER des CFF, trois offres ont été soumises. Selon nos informations, le troisième fournisseur serait le groupe japonais Hitachi, qui fabrique des trains en Italie. Hitachi n'a pas souhaité commenter, et Siemens reste également silencieux tant que l'attribution n'est pas définitive.
Traduit et adapté par Noëline Flippe
