Genève se déchire comme jamais à la veille d'une élection ultrasensible
Un avion de Qatar Airways en phase d’atterrissage caresse le dos du tram 14. Bienvenue à Meyrin, son bourg historique et ses cités baignées de verdure. Populaire, penchant à gauche, mais en proie à des problèmes d’insécurité attribués à son voisinage avec la France, la quatrième ville du canton de Genève, 27 000 habitants, a tout de la commune «test» à quelques jours du second tour de l’élection complémentaire du Conseil d’Etat.
Des airs de présidentielle française
Comme dans le reste du canton, le candidat de la gauche, le Vert Nicolas Walder, y a remporté le premier tour du 28 septembre, mais d’une courte tête. Treize voix d’avance sur son concurrent, l’UDC Lionel Dugerdil, porteur des couleurs de la droite et du centre droit, une étiquette jugée trompeuse, car «trop lisse», par le camp adverse. Rarement une élection aura été à ce point polarisée. La complémentaire genevoise, dont le second tour se tiendra ce dimanche 19 octobre, a des airs de présidentielle française. Les positions sont tranchées, rares sont les indécis.
Ce mardi, au creux de la matinée, nous rencontrons Manuel à l’arrêt Forumeyrin, entre barres d’immeubles et pôle culturel, l’un des plus fameux du canton. Il se promène pendant que sa femme prépare à manger, dit-il. Naturalisé suisse, ce retraité de 77 ans d’origine portugaise votera «Walder».
Manuel «n’aime pas les extrêmes», et l’UDC Lionel Dugerdil en fait partie, selon lui. Cet ancien ouvrier a connu la dictature de Salazar au Portugal, combattu en Guinée-Bissau dans les forces portugaises durant la guerre d’indépendance. Une autre époque. Manuel et son épouse ont émigré en Suisse. Ils y sont restés. «J’ai un fils qui est reparti au Portugal», confie-t-il avant de reprendre sa promenade sur la route rectiligne du tram, en direction de la frontière française, côté Jura.
«Naturalisée par Pierre Maudet»
D’un tempérament volubile, Diana, elle aussi, votera «Walder». Le contraire surprendrait. «J’étais présidente de la Parcelle colorée à Meyrin, qui a reçu en 2018 le troisième prix du concours Nature en ville» organisé par le canton de Genève. Membre d’une foule d’associations, cette Meyrinoise de 42 ans d’origine roumaine, «naturalisée suisse par Pierre Maudet», l’actuel conseiller d’Etat, cela lui avait d’ailleurs coûté «6000 francs» à l’époque, maugrée-t-elle, estime que «plus on vieillit, plus on va vers la droite et l’extrême droite». Pas le cas, du moins pas encore, de cette «fille d’agriculteur diplômée en comptabilité financière, ancienne employée de la banque Pictet».
«Dugerdil devrait passer assez facilement»
Habitant d'une barre d'immeuble, Daniel pense que «Dugerdil devrait passer assez facilement». «Je ne suis pas du tout pour les Verts, je suis un automobiliste, la voiture, j’en ai besoin pour mon travail et pour faire les courses», explique-t-il. Originaire des Franches-Montagnes, dans le canton du Jura, cet employé de commerce de 51 ans, Meyrinois «depuis 30 ans», vote d’habitude «plutôt au centre».
Daniel embraie sur le domaine de prédilection du candidat UDC, la sécurité. «Avec tout ce qui se passe, c’est important, la sécurité, Dugerdil m’a semblé à l'aise avec ce thème», dit-il, ajoutant:
On s'en rend compte, voter UDC semble poser un cas de conscience chez une partie de ceux qui s’apprêtent à le faire.
Cette jeune mère aux cheveux couverts d'un voile est venue chercher son fils à la sortie d'une école primaire à l'heure de la pause de midi. Elle a fait son choix. «Dugerdil!», clame son bout de chou, tout sourire. Le vote de la maman ira bien au candidat UDC. Pressée, elle n’a pas le temps d’expliquer pourquoi.
Appels «musulmans» à voter Dugerdil
Comme aux élections communales françaises de 2014, où des villes de banlieue majoritairement habitées d’électeurs musulmans avaient élu des maires de droite en pleine polémique sur l’enseignement de la «théorie du genre» à l’école et un an après l’adoption de la loi sur le mariage pour tous, il n’est pas impossible qu’un même phénomène se répète en partie lors de la complémentaire genevoise.
Le militantisme LGBT+, auquel sont associés les Verts, passe mal auprès d’un électorat «musulman» porteur de valeurs conservatrices. L’appel, cette semaine, d’une mystérieuse association musulmane à voter Lionel Dugerdil, qui voit en lui «un candidat attaché à la famille, à la cohésion sociale et à la sécurité de tous les Genevois», à quoi s’ajoute une semblable demande émanant de la Fédération des associations turques de Suisse romande (FATSR), un organe nationaliste remonté contre la prétendue «turcophobie» de Nicolas Walder, pourrait coûter des voix à ce dernier, marié à un homme. Une homophobie qui ne dit pas son nom lui serait alors préjudiciable.
Ces considération sur les mœurs sont absentes chez Marius*, un Lucernois de 77 ans, ancien responsable informatique en entreprise, installé à Meyrin depuis 1972. Avec un accent suisse allemand qui ne l’a pas quitté, il dit comme une chose et son contraire.
Il trouve pourtant la commune «trop à gauche». D’où son choix favorable à Lionel Dugerdil, «pas trop socialiste, pas trop vert». Il s'en réjouit par avance:
Damien, 52 ans, employé à la ville de Meyrin, bientôt attablé pour midi à la Pizzeria de la Place, tout le pittoresque d’un village, est un électeur centriste. «Ex-PDC», souligne-t-il. Son candidat Xavier Magnin est arrivé troisième au premier tour du 28 septembre, largement devancé dans la commune meyrinoise par le duo Walder-Dugerdil.
Damien, qui donnera sa voix au candidat de l'UDC, «n’aime pas les leçons de morale de la gauche, Verts compris»:
Une rare indécise
Delphine est assistante médicale, auparavant magasinière comptable dans un cycle d’orientation. Cette femme de 56 ans portant piercing est l’une des rares personnes indécises à l’approche du second tour. Si «tout le côté écolo plaide en faveur de Walder, Dugerdil a le mérite de s’intéresser à l’insécurité, qui augmente», affirme-t-elle, pointant du doigt le pays frontalier:
La Meyrinoise rapporte le cas d’«un voisin qui a failli se faire casser la figure par une bande qui voulait entrer chez lui de force». Les faits se seraient passés en bordure de l’écoquartier des Vergers.
«Wokes» et «conservateurs» s'y sont affrontés
Construit entre 2014 et 2018, ce grand ensemble, sorte de cité radieuse avec ses potagers, ses ânes et ses installations sportives dernier cri, a accueilli le tournage de l’émission «Week-end entre ennemis» opposant «wokes» et «conservateurs», diffusée en septembre et octobre sur la RTS.
Assis à la table d’un café de l’écoquartier, Pierre*, 50 ans, «né à Meyrin», actuellement «à l’aide sociale», le dit tout net:
«Lionel Dugerdil ne m’inspire pas confiance, j’espère que Nicolas Walder sera élu», ajoute-t-il, regrettant toutefois le «manque de charisme des candidats, mais ce n’est pas trop ce qui compte en Suisse».
Une jeune femme emmitouflée comme en hiver, habitante des Vergers, monte sur un vélo électrique. Elle glisse, pédalant déjà:
Bastien non plus n’aime pas particulièrement Lionel Dugerdil. Nous surprenons ce jeune homme de 37 ans en train de remuer un compost avec une bêche. Géographe urbaniste de formation, il est l’un des gérants de la coopérative regroupant trois immeubles des Vergers. Soit 55 logements «à des prix abordables pour le canton de Genève, 1200 francs un trois-pièces, 2250 francs un cinq-pièces». Seule condition pour intégrer la coopérative: renoncer à la voiture.
Pourquoi voter pour Nicolas Walder? Bastien:
Lionel Dugerdil? Bastien toujours: «Mes convictions politiques sont opposées à celles de l’UDC, qui n’est pas assez tolérante.»
De retour vers la station de tram Forumeyrin, nous croisons un couple de retraités marchant main dans la main le long d’une barre d’immeuble. Comme Manuel, le Suisse d’origine portugaise cité plus haut, Ernesto* et Paula* se promènent. «Aujourd’hui, on va de ce côté, demain on ira de l’autre côté», indique le mari.
Tous deux sont originaires de Malaga, en Andalousie. Naturalisés suisses, ils ont des amis, comme eux d’ascendance espagnole, qui votent à droite, disent-ils. Eux voteront à gauche dimanche. Nicolas Walder plutôt que Lionel Dugerdil. Imprégnés du passé franquiste de l’Espagne, qu’ils ont quittée en 1969, Ernesto et Paula, lui, l’ancien mécanicien électricien, elle, l’ancienne coiffeuse, ne sont pas «nostalgiques de cette époque d'épuration, contrairement à d’autres», regrettent-ils. Ernesto:
Affiches du candidat Dugerdil déchirées
Vivement que cette campagne électorale s'achève, s’impatientent certains dans un climat toujours plus lourd, alors que la participation de la militante française Rima Hassan est annoncée à une manifestation propalestinienne, le 19 octobre dans la cité de Calvin, le jour du second tour.
En plusieurs endroits de Genève, les affiches du candidat de l’UDC ont été déchirées. Sur la ligne du tram 14, à l’arrêt Servette, Lionel Dugerdil apparaît grimé en Hitler. Une image partagée sur son compte Facebook, pour dénoncer la chose, par le troisième candidat de ce scrutin, l’indépendant Philippe Oberson, qui fait un peu tapisserie dans le duel au sommet. Une énorme surprise pourrait se produire dimanche.
*Les noms accompagnés d'une astérisque sont modifiés.