Nous l'appellerons Romain. C'est un prénom d'emprunt, car ce jeune romand tient à son anonymat. Il pratique une activité méconnue et souvent mal comprise. «Je suis sur un fil tendu pour qu'on me prenne au sérieux», dit-il en référence aux livres érotiques que ce spécialiste des langues traduit et qui nourrissent les fantasmes.
C'est pour répondre à cette curiosité, mais aussi pour mettre en lumière la complexité de sa profession, que le jeune homme a accepté de se livrer pendant plus d'une heure. Interview.
Romain, vous maîtrisez plusieurs langues. Quelle est la plus belle langue pour parler d'amour?
Pour moi, c'est le français et l'italien. Ce sont en tout cas les deux langues dans lesquelles je préfère lire des sentiments.
Les romans érotiques que vous traduisez sont écrits en anglais. Comment tout a commencé?
Un peu par hasard. Une maison d'édition cherchait des traducteurs anglais-français, sans préciser pour quel genre de livres, il s'agissait. J'ai décidé de postuler.
Et ensuite?
La maison d'édition avait plusieurs collections, certaines fantasy (genre imaginaire), d'autres érotiques. Elle m'a demandé de choisir sur quel genre je souhaitais travailler et j'ai opté pour la seconde option. D'abord parce que la fantasy ne m'intéressait pas du tout, ensuite parce que je connaissais la littérature classique et romantique, enfin parce que la romance érotique n'étant pas très répandue, ça m’intéressait d’y découvrir des défis de traduction.
Quand vous étiez plus jeune et que vous viviez encore chez vos parents, vous parliez facilement de sexe ou c'était un sujet tabou?
Non, il n'y avait pas de tabou sur les sexualités, ni sur le corps humain en général.
Cette éducation vous a-t-elle aidé lorsque vous êtes devenu traducteur érotique?
Oui, totalement. L'environnement dans lequel on a grandi peut jouer un rôle dans ce qu'on va traduire, et dans la façon dont on va le traduire.
Votre entourage n'a donc pas été réticent à ce que vous traduisiez des romans érotiques?
Pas du tout. Dès que j'ai signé mon contrat pour le premier livre, je l'ai d'ailleurs tout de suite annoncé à ma famille et elle a été fière de moi. Elle était heureuse de voir que j'allais être reconnu pour mon travail, et que mon nom allait apparaitre dans des livres.
Vous avez traduit plusieurs récits homoérotiques gay, mettant donc en scène des hommes. Quel est le public cible de ces ouvrages?
C'est un peu paradoxal, car ces romances sont généralement écrites par des femmes hétérosexuelles pour un public majoritairement féminin et hétérosexuel.
Comment l'expliquer?
Il y a certainement plusieurs façons d'appréhender ce succès. Les hommes représentés répondent à des standards de virilité et le schéma de base est plutôt patriarcal. Le public semble aimer ça, à la fois pour le fantasme et pour la proximité avec des personnages attachants.
On parle donc d'une sexualité entre hommes racontée pour plaire à des lectrices.
Oui et on le remarque très vite à la lecture. Je connais bien la communauté homosexuelle et les scènes de sexe décrites dans le livre ne correspondent pas vraiment à ce que j'en sais.
Pouvez-vous nous donner un exemple d'une pratique qui n'est pas habituelle dans le milieu homosexuel tel que vous le connaissez, mais qui, dans le livre, fonctionne très bien?
Il y a une approche de la pénétration différente. Dans les livres, elle se fait très rapidement et facilement, le passif pouvant devenir actif dans la scène suivante. Or d'après ce que je connais, il y a beaucoup d'échanges avant de passer à l'acte, et les dynamiques parfois archaïques du monde homosexuel font qu’il n’est parfois pas simple de changer de rôle. Il n'est pas question non plus de la thématique du lavement dans la littérature érotique (réd: une pratique d’hygiène qui consiste à nettoyer le rectum à l’aide d’eau, le plus souvent avant une pénétration anale), or elle fait partie de certains ébats, pas forcément homosexuels d'ailleurs. Mais je comprends aussi l'intention des autrices.
C'est à dire?
Pour que l'histoire puisse se dérouler facilement et être agréable à la lecture, il n'est pas nécessaire de tout expliciter ni d'entrer dans certains détails, surtout qu'il s'agit de romans qui n'ont pas d'autre but que de faire passer un bon moment aux lecteurs et lectrices.
Le sexe étant un sujet universel, une activité pratiquée partout sur la planète, on pourrait penser que cette thématique est facile à traduire.
Mais ce n'est pas le cas. Car si l'activité sexuelle est universelle, chacun vit son rapport à l'intime différemment. Les communautés ont des approches différentes, et à l'intérieur de ces communautés, on trouve encore des microcosmes avec des pratiques spécifiques et donc une sensibilité différente au sexe. Tous et toutes ne vont donc pas recevoir le texte de la même manière.
L'histoire est-elle importante dans la littérature érotique, ou sert-elle uniquement de transition entre deux actes sexuels, comme c'est le cas dans de nombreux films pornographiques?
L'histoire est très importante. On le remarque dans les avis des lecteurs et lectrices: il y a bien plus de commentaires sur les relations entre les personnages que sur leurs «performances». Le public est attaché aux sentiments exprimés dans le récit.
Le but du livre, c'est aussi de susciter du plaisir chez le lecteur. En éprouvez-vous quand vous traduisez? Ressentez-vous physiquement de l'excitation?
Non, car je ne suis pas vraiment réceptif à la transmission des sentiments par écrit. Je ne suis donc pas engagé physiquement quand je traduis. Ce n'est pas grave, au contraire: d'une certaine manière, ce recul peut aussi me permettre de rester plus facilement fidèle au texte.
Il y a des choses en amour qui ne peuvent pas se raconter, car aucun mot ne peut restituer les sentiments. Est-on conscient de cette limite quand on traduit?
Oui. Je me souviens d'ailleurs d'une scène d'un livre que j'ai lu et qui m'a marquée.
Laquelle?
Il s'agissait d'un père en deuil qui s'était refermé totalement sur lui-même. Il a ensuite rencontré un ami du fils disparu, avec lequel il a eu une liaison. L'histoire était très belle, car cet ami aidait l'homme à guérir de l'absence de son enfant, il l'accompagnait pour qu'il s'ouvre émotionnellement. Au moment où ils se sont rapprochés physiquement, le père a ressenti des choses qui étaient difficilement explicables. Il y avait beaucoup d'émotions.
Avez-vous déjà ressenti une forme de gêne, ou d'inconfort, à traduire un passage?
Non, jamais. En revanche, je pourrais facilement renoncer à une traduction si une scène me pose problème, comme un viol pratiqué uniquement pour le plaisir du lecteur, par exemple.
Comment travaillez-vous concrètement? On imagine que les dictionnaires traditionnels ne sont pas très utiles.
C'est vrai que le Larousse ou Le Robert ne sont pas d'une grande aide, car ils sont trop formels, ils ne permettent pas d'appréhender l'usage du vocabulaire autour du sexe. J'utilise plusieurs dictionnaires collaboratifs, comme Urban Dictionary, une mine d'or pour l'usage populaire des mots, ainsi que des dictionnaires érotiques. Je puise aussi certaines expressions dans mes expériences personnelles ou dans ce que j'entends autour de moi, ainsi que sur des sites pornographiques.
Il est vrai que les mots utilisés dans des moments de tendresse ne sont pas les mêmes que ceux employés dans le feu de l'action.
Oui, il faut veiller à cela. Il y a un impératif de réalité: le lecteur doit pouvoir se reconnaître dans la situation décrite. Par exemple, personne ne dit: «J'ai envie de prendre ta verge». C'est pourtant un parfait synonyme de «queue» ou de «sexe», deux termes bien plus appropriés dans le contexte d'un moment coquin. Or le «contexte» est le mot d'ordre en traduction.
C'est pour cela que vous avez encore une longueur d'avance sur l'intelligence artificielle?
Oui. L'IA peut tout traduire, mais elle n'a pas les outils pour le faire de façon optimale, car elle n'a pas les nuances du traducteur, ni son vécu ou sa sensibilité.
Au-delà des synonymes, quelle est la difficulté quand on passe de l'anglais au français?
L'autre défi de la traduction érotique, c'est le déterminant possessif qui, en anglais, donne le genre du possesseur. Quand on lit «his back», on sait que c'est le dos d'un homme et «her back», celui d'une femme. Or en français, on ne peut traduire que par «son dos». C'est compliqué dans un contexte où les corps se mélangent, car il faut souvent préciser au lecteur à qui appartient quoi et cela crée des répétitions.
Certes, mais en littérature homoérotique, ce sera toujours «his back», donc le problème se pose aussi en anglais.
Oui, mais l'anglais a moins de problèmes avec la répétition. L'auteur peut tout à fait écrire: «Tom fait ceci avec sa main» et deux lignes plus bas: «Tom fait cela avec sa bouche», et ça passera très bien. Mais si on traduit littéralement en français, le lecteur y verra tout de suite une répétition et ne va pas apprécier.
Le fait de traduire des scènes de sexe a-t-il modifié votre rapport à l'intime?
Non, ça n'a rien changé à ma pratique personnelle, mais je comprends mieux désormais ce qui intéresse le grand public, le mécanisme qui fait que les livres érotiques se vendent bien.
Et quel est ce mécanisme?
C'est souvent la même chose: ce sont deux personnes qui ne s'entendent pas du tout au départ, mais que le hasard va rapprocher et qui vont finir par tomber amoureuses. En anglais, on appelle ça «enemies to lovers». C'est une dynamique récurrente dans la littérature de la romance et ça marche particulièrement bien en littérature érotique.