Gaza: la réaction des polices suisses trahit un «glissement inquiétant»
La manifestation en faveur de la Palestine qui s'était tenue à Berne le 11 octobre dernier avait beaucoup fait parler. D'un côté, à cause des dommages à la propriété commis par quelques individus, de l'autre par la réponse policière, jugée par certains «injustifiée» et «excessive». C'est ce qu'indique Amnesty International ce mardi, dans un rapport basé sur 180 témoignages et observations directes.
L'ONG évoque notamment «des balles en caoutchouc tirées à hauteur de tête, des manifestants pacifiques et des passants mis en danger et blessés, l’encerclement prolongé de centaines de personnes dans une foule dense, exposées aux canons à eau, au gaz lacrymogène et aux tirs de projectiles». Plus de 300 participants auraient été blessés.
Ce n'est pas la première fois qu'une manifestation pro-Gaza fait l'objet d'une réponse policière musclée en Suisse ces derniers mois. Des cas similaires avaient également eu lieu à Lausanne et à Genève, alors que les autorités valaisannes ont infligé une amende de 80 000 francs à l'organisateur d'un défilé non autorisé, mais pacifique, ayant eu lieu à Sion.
Ces réactions sont-elles disproportionnées? Nous avons posé la question à Clémence Demay, avocate et chargée de cours à l'Université de Lausanne.
A quoi faut-il prêter attention lorsque l'on évalue une intervention policière dans le cadre d'une manifestation?
Clémence Demay: Les principaux points de tensions portent sur l'appréciation de la proportionnalité, soit savoir la manière dont l’évaluation du risque justifiant l’intervention a été effectuée.
Par conséquent, il faut comprendre avec précision ce qui a justifié de penser que cette présomption pouvait être renversée. La durée de l'intervention et le devoir de ne pas créer un effet dissuasif sont également des éléments importants pour juger de la proportionnalité d’une intervention.
Vous mentionnez une appréciation des risques. Comment cela se passe-t-il?
Elle est effectuée en amont de la manifestation par l’autorité sur la base d’éléments comme le nombre de personnes annoncées, le trajet, les potentielles contre-manifestations. Un récent arrêt rendu contre la Suisse par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) précise que les forces de l'ordre ne peuvent pas invoquer uniquement un risque abstrait ou basé sur des précédents dans leur évaluation:
C'est-à-dire?
On ne peut pas justifier le déploiement d'un important dispositif policier parce que des manifestations similaires ont dégénéré par le passé. Il faut pouvoir dire que, cette fois-ci, il y a un risque concret de violences, basé sur tel ou tel élément précis. Pourtant, on constate que cette appréciation n'existe pas toujours: souvent, la police se fonde sur un risque purement abstrait. Ce qui est contraire à la jurisprudence de la CEDH.
Cela a-t-il été le cas lors des manifestations pro-palestiniennes de ces derniers mois?
La réponse de la police lors des manifestations de ces derniers mois laisse penser qu'elle considère les rassemblements pro-palestiniens comme étant dangereux a priori.
De plus, on peut se demander si cela ne cache pas des préjugés sous-jacents, qui imputeraient une dangerosité particulière à certains groupes de la population. Il s'agit d'un glissement inquiétant.
Parfois, des individus violents étaient effectivement présents lors de ces défilés. Comment faire en sorte que la réponse policière ne touche pas les autres participants?
C'est tout l'enjeu et c'est là où l'on voit la proportionnalité en action. La police doit faire preuve de gradualité dans son intervention et prendre un maximum de précautions pour s’assurer que les manifestants pacifiques peuvent se séparer de ces individus avant d’adopter des mesures de contrainte ou de dispersion fortes. Ce n’est pas une tâche aisée, mais nécessaire pour éviter de dissuader des membres pacifiques de faire valoir leur message. Ils doivent identifier les éléments dits «perturbateurs».
Des moyens tels le gaz lacrymogène, les balles en caoutchouc et les canons à eau ont été utilisés à Berne et à Lausanne. Comment évite-t-on les victimes collatérales?
Ces armes de dispersion, qui sont effectivement dangereuses, ne doivent être utilisées qu'en dernier recours, après avoir recouru à d'autres méthodes non violentes et suite à des sommations claires adressées aux manifestants. Or, les témoignages recueillis par Amnesty laissent penser qu'il y a eu un recours à ces moyens à un stade relativement préliminaire de l'intervention. Il s’agit désormais d’élucider ce qui s’est passé et de rappeler que la police doit pouvoir justifier de son action, sinon il y a violation d’un droit fondamental.
Ce n’est pas acceptable et contraire à la mission des forces de l’ordre de protéger tous les droits humains.
On entend dire que, puisque ces manifestations n'étaient pas autorisées, il faut en assumer les conséquences...
C'est un raisonnement totalement faux. Aux yeux des droits humains, la seule chose qui compte est de savoir si une manifestation est pacifique ou non. Le fait qu'un rassemblement ne soit pas autorisé ne veut pas dire qu'il est violent. L'inverse est également vrai: ce n'est pas parce qu'une manifestation est autorisée qu'elle restera toujours pacifique. L'autorisation est uniquement là pour inciter les organisateurs à donner suffisamment d'informations aux autorités, pour qu'elles puissent se préparer. Cela conduit à une mécompréhension dans le débat public.
En réalité, le refus ne devrait intervenir que s'il y a un risque de violences préalable très important. Autrement, justifier une interdiction est extrêmement difficile.
Les autorités valaisannes ont infligé une amende de 80 000 francs à l'organisateur d'une manifestation pacifique non autorisée à Sion, une somme censée représenter le coût de l'action policière. Peut-on parler d'une tentative d'intimidation?
Ce qui est certain, c’est que ce genre de pratique crée un effet dissuasif très fort. En principe, les coûts ne devraient pas être imputés aux organisateurs, mais aux personnes qui ont potentiellement commis des crimes ou des délits. Les premiers ne sont pas responsables du comportement des deuxièmes.
Plus largement, on peut imaginer que plusieurs personnes renoncent à s'engager dans l'organisation de manifestations à l’avenir de peur d'être tenues de payer des sommes astronomiques. C'est problématique à deux égards.
Lesquels?
Tout d'abord, les manifestations pacifiques font partie du catalogue des droits humains et constituent une pratique essentielle à la démocratie. Dire à la société civile qu'elle doit s'engager, de préférence à travers des manifestations, mais qu'elle sera responsable d'éventuels débordements et qu’elle devra payer des sommes de cette ampleur est donc contradictoire.
Et le deuxième?
On oublie que mobiliser les forces de l'ordre pour protéger et faciliter des manifestations est un devoir de l'Etat. L'intervention policière n'est pas une option, c'est un devoir.
Zurich et le Tessin y songent, pourtant.
Oui, mais cela soulève des questionnements de conformité au droit international et je pense que de gros contentieux d'ordre constitutionnel vont avoir lieu à ce sujet dans les années à venir.
Qui répond pour punir les abus de la part de la police?
C'est extrêmement variable. Certains cantons prévoient des mécanismes administratifs de plainte, d'autres des organismes indépendants chargés de se prononcer sur ces questions, d'autres rien de tout cela, simplement la procédure pénale ordinaire. Ce qui est certain, c'est que ces interventions peuvent être portées devant les autorités judiciaires lorsqu'elles constituent des infractions pénales. Pourtant, cela est souvent difficile à prouver. D'où l'importance des initiatives comme celle d'Amnesty de documentation.
