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Ils aidaient l'Ukraine, l'armée suisse «a brisé» leur vie

Ils ont aidé l'Ukraine: l'armée suisse «a brisé» leur vie

Trois hommes qui avaient formé des soldats ukrainiens ont fait l'objet d'une longue procédure militaire. Employés dans le domaine de la sécurité en Suisse, ils ont perdu travail et relations à cause d'un formulaire jugé manquant.
10.11.2025, 12:0110.11.2025, 12:01
Andreas Maurer / ch media

David* et l’un de ses deux compagnons d'infortune acceptent de raconter leur histoire sous couvert d’anonymat. Dans un restaurant Migros, quelque part en Suisse, ils choisissent la table la plus isolée.

Ils ne veulent pas attirer l’attention. David, qui a aidé en Ukraine dès le début de la guerre, explique:

«Nous ne cherchons pas la gloire, nous préférons rester dans l’ombre. Pour nous, aider allait de soi, c’était un acte de fraternité.»

Une aide précieuse aux Ukrainiens

Lorsque l’armée russe a envahi l’Ukraine en février 2022, David a reçu de nombreux messages du pays. Ce citoyen allemand installé en Suisse orientale a de nombreux amis et des proches en Ukraine, dont sa famille maternelle est originaire.

Il décide d’apporter son aide. Son profil s’y prête, car il est secouriste de profession et ancien militaire, et a servi en Afghanistan et dans l’ex-Yougoslavie. En Suisse, il forme des agents de sécurité à la défense tactique.

Alors que de nombreuses organisations humanitaires expédient des vêtements usagés en Ukraine, David transporte des casques, des gilets pare-balles et du matériel de premiers secours. En mars 2022, il parcourt 1800 kilomètres jusqu’à Lviv, à l’ouest du pays, loin du front.

Il remet le matériel à la défense territoriale ukrainienne, une milice composée de réservistes et de volontaires. Ces derniers assurent l’assistance policière, gardent les points de contrôle et participent ensuite à des opérations au front.

A peine sa première livraison effectuée, ses amis lui demandent des cours pour apprendre à poser un garrot, ou utiliser un bandage compressif. Beaucoup d’entre eux manquent de connaissances élémentaires en matière de premiers secours. Certains tiennent pour la première fois un fusil d’assaut et ignorent même comment le sécuriser. David leur montre les bases, comment manier correctement l’arme, procéder à un contrôle de véhicule, réagir dans des situations dangereuses.

Alors que l'armée forme bien ses unités d’élite sur le front est, de nombreuses brigades à l’arrière restent sans soutien. Le savoir et l’expérience de David sont donc très recherchés. Il fait appel à deux autres experts suisses en sécurité et se rend régulièrement avec eux dans la région de Lviv pour de courtes sessions de formation.

Au fil des années, ils ont formé, selon leurs propres chiffres, environ 1200 soldats, dont un tiers de femmes. Ils reçoivent de nombreux retours affirmant que leur enseignement a permis de sauver des vies.

Les ennuis s'accumulent à cause d'un formulaire

En mai 2022, les trois hommes emportent leurs pistolets personnels pour le voyage. Leurs amis ukrainiens les ont invités à un concours de tir après la formation. Sur place, ils apprennent que la compétition est annulée, le pays devant économiser ses munitions.

Sur le chemin du retour, un incident survient à la frontière polonaise. Les agents de la douane réclament un reçu prouvant l’entrée des armes en Ukraine. Mais ce document ne leur a jamais été remis. Ils restent bloqués durant 17 heures au poste de douane, avant d’être finalement autorisés à repartir. Pour les autorités polonaises, l’affaire se solde par une simple amende.

Ce que les trois hommes ignorent, c’est qu’un agent de l’organisation européenne de surveillance des frontières Frontex signale l’incident aux autorités suisses. Celles-ci soupçonnent aussitôt une infraction grave. La justice militaire ouvre une enquête pour service militaire étranger.

Et c'est considéré comme un délit en Suisse, pour préserver la neutralité du pays. Ce qui compte dans ce genre de cas, ce n’est pas qu’une personne combatte pour une armée étrangère, mais qu’elle se soumette à son autorité. Les formateurs et les conseillers peuvent donc eux aussi tomber sous le coup de cette loi. La peine encourue peut aller jusqu’à trois ans de prison.

David étant citoyen allemand, il aurait pu légalement rejoindre l’armée ukrainienne. Mais la justice militaire le soupçonne d’avoir recruté les deux Suisses pour servir une armée étrangère, ce qui est puni par la loi helvétique.

Les enquêteurs de la justice militaire lancent alors une vaste opération. Ils surveillent les téléphones et les courriels des suspects. Puis, un matin de septembre 2022, des unités spéciales interviennent simultanément et perquisitionnent les trois domiciles ainsi que le lieu de travail de David.

Une lourde enquête est menée en Suisse

Ce n’est qu’à ce moment-là que les suspects apprennent qu’une procédure est ouverte contre eux. En principe, la présomption d’innocence s’applique, mais l’ouverture de l’enquête a des conséquences immédiates.

David perd son emploi, car dans son secteur, un simple soupçon lié à la sécurité suffit pour être licencié. Il doit aussi renoncer à son club de tir, et donc à un cercle d’amis. L’un de ses compagnons, lui, voit sa carrière de militaire professionnel compromise avant même qu’elle ne commence.

Les trois hommes transmettent alors une lettre du ministère ukrainien de la Défense. Un officier y certifie qu’ils n’ont rejoint aucune organisation ukrainienne, mais qu’ils ont simplement mené des formations. «C'est un geste d’amitié que nous n’oublierons jamais», lance David. La justice militaire doute toutefois de l’authenticité du document et poursuit ses investigations.

Finalement, en mai 2024, faute de pouvoir étayer les soupçons celle-ci est contrainte de classer l’affaire. Dans l’ordonnance de non-lieu, elle justifie sa décision en expliquant:

«Ils étaient à tout moment libres de quitter l’Ukraine»

Il y aurait 14 mercenaires suisses en Ukraine

Dans le cadre de la guerre en Ukraine, la justice militaire s’est déjà penchée sur quatorze affaires de soupçons de service à l’étranger. Les trois premières procédures sont désormais closes, avec un résultat nul malgré les dépenses engagées. Les autorités ont pourtant mobilisé d’importantes ressources, et les frais de procédure s’élèvent à plus de 700 000 francs, pour des dossiers qui comptent plus de 8000 pages. Ces coûts sont supportés par la Confédération.

Mais «l’auditeur», ainsi est appelé le procureur militaire, ne renonce pas pour autant. Selon lui, les trois hommes auraient enfreint la loi sur les armes et le matériel de guerre en transportant sans les déclarer des pistolets à travers la frontière suisse.

Les accusés, eux, estiment qu’une telle démarche n’était pas nécessaire, puisqu’ils disposaient de passeports européens pour armes à feu et qu’ils étaient en possession d’une invitation légitime à un concours de tir.

Les trois volontaires qui se sont rendus en Ukraine peuvent enfin souffler. Le tribunal classe également cette partie de la procédure. Mais l’auditeur ne lâche pas prise, et fait appel devant le tribunal militaire. L’audience est fixée à janvier 2026. La procédure s’éternise, et l’ombre du soupçon continue de planer.

Des vies détruites

Dans le restaurant Migros, David juge la procédure kafkaïenne. Il affirme:

«Les autorités auraient pu lever les malentendus par une simple discussion»

A l’époque, il était en contact étroit avec l’office local des armes et avait même signalé l’incident directement depuis la Pologne.

Il évalue son préjudice à plusieurs centaines de milliers de francs. Pour l’heure, seule une indemnité de 5000 francs lui est accordée. Ses compagnons, eux, n’ont rien obtenu. Leur geste amical envers un pays agressé en violation du droit international leur coûte cher.

David raconte qu’il a déjà vécu des expériences terribles lorsqu’il était soldat professionnel. Pourtant, il avait toujours réussi, d’une manière ou d’une autre, à surmonter ces épreuves. L’enquête, en revanche, l’a pris par surprise et a ébranlé sa confiance dans l’Etat de droit. Il confie:

«Cette procédure m’a brisé»

Traduit de l'allemand par Joel Espi

* Prénom d'emprunt

Pourquoi la Suisse interdit les mercenaires
La Suisse a une longue tradition de nation mercenaire. Jusqu'au XIXe siècle, les cantons fournissaient des troupes aux puissances étrangères.

Suite à la fondation de l'Etat fédéral en 1848, un changement politique s'est produit: le recrutement pour le service à l'étranger a été interdit par la loi fédérale en 1859. Une interdiction générale du service militaire à l'étranger a suivi en 1927. Plus tard, elle a été intégrée au Code pénal militaire en tant qu'article 94.

Se soumettre à un commandement militaire étranger constitue une infraction pénale, quels que soient la fonction ou la rémunération. L'objectif était de protéger la neutralité et l'indépendance de la politique étrangère de la Suisse.

Dans les conflits actuels, cependant, la frontière entre intervention militaire et aide humanitaire est souvent floue, tout comme la distinction juridique. Même après l'invasion russe de l'Ukraine, le Conseil fédéral maintient l'infraction pénale et n'accorde aucune exception.
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source: boston globe / boston globe
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