Ce sont des images choquantes: des dizaines de corps en uniforme militaire gisent dans le sable du désert. Autour d'eux, des hommes cagoulés et armés de fusils d'assaut inspectent les cadavres. Des tirs sporadiques retentissent. Les images prises dans la zone frontalière entre le Mali et l'Algérie font le tour du monde depuis le week-end dernier. Elles montrent de manière saisissante que la guerre d'agression russe ne se déroule plus seulement sur le territoire ukrainien.
Les hommes tués dans le désert malien sont des mercenaires russes du groupe Wagner. Ils sont tombés dans une embuscade avec des soldats des forces armées maliennes alors qu'ils tentaient de s'emparer de la localité de Tin Zaouatine, contrôlée par des rebelles touaregs. Jusqu'à 80 mercenaires russes auraient ainsi perdu la vie. Quelques jours plus tard, les services secrets militaires ukrainiens ont reconnu avoir fourni aux rebelles les informations nécessaires à l'embuscade.
Il s'agit probablement de l'attaque la plus sanglante contre des mercenaires russes en Afrique jusqu'à présent, mais c'est loin d'être la première. Les forces spéciales ukrainiennes auraient déjà mené une série d'attaques de drones au Soudan contre des unités russes actives dans ce pays. Loin de l'Afrique, en Syrie, ils auraient également récemment attaqué une base militaire russe. Mais qu'espère Kiev en attaquant la Russie à des milliers de kilomètres du théâtre des opérations ukrainien?
Le porte-parole du service de renseignement militaire ukrainien HUR, Andriy Youssov, fournit une explication simple:
Et les intérêts de la Russie en Afrique sont multiples.
Un bref regard en arrière rappelle que l'Union soviétique était déjà active sur le continent africain pendant la guerre froide. Elle y a soutenu les acteurs les plus divers dans leur lutte pour l'indépendance des Etats colonialistes, comme en Angola, ou le mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud. Moscou s'est ainsi assuré une grande influence, non seulement politique, mais aussi économique. Après l'effondrement de l'Union soviétique, la Russie a renoué et entretenu ces relations à partir du tournant du millénaire sous la présidence de Vladimir Poutine.
En 2019, Poutine a même déclaré que les relations avec l'Afrique étaient une priorité de la politique étrangère russe. Mais la Russie n'a pas agi de manière aussi évidente que la France, c'est-à-dire avec une présence militaire officielle. Au lieu de cela, Poutine a envoyé des mercenaires chargés de porter certains acteurs au pouvoir, de soutenir les régimes favorables à la Russie et de garantir en même temps un accès important aux ressources naturelles comme les métaux précieux.
Neuf coups d'Etat militaires ont eu lieu en Afrique depuis 2020, dans la région du Sahel et au Gabon. Depuis, ces pays se détournent de leurs anciens alliés occidentaux pour se tourner vers la Russie. Les dirigeants du Kremlin utilisent ces liens entre autres pour contourner les sanctions imposées par l'Occident. Ainsi, le commerce de métaux précieux passe désormais en priorité par le Soudan ou la République centrafricaine.
Cela fait des années que le groupe de mercenaires Wagner est responsable de telles activités pour la Russie en Afrique. Après la mort de son chef Evgueni Prigojine, il a été rebaptisé Afrikakorps avec une nouvelle direction et une nouvelle structure. Les mercenaires agissent brutalement pour imposer les intérêts russes. Des massacres de civils, des exécutions de prisonniers de guerre et d'autres atrocités sont régulièrement relatés.
L'Ukraine a pris ces mercenaires pour cible au Mali avec l'aide de rebelles touaregs. Une milice islamiste aurait également été impliquée. Parmi les 80 victimes russes se trouveraient des combattants notoires, comme Nikita Fedjanin, l'homme derrière le plus grand canal Telegram proche du groupe Wagner, «Grey Zone». En outre, le commandant militaire Anton Jelisarov – nom de guerre «Lotus» – aurait été tué ou capturé. Ces informations n'ont toutefois pas été confirmées. C'est un coup dur pour la troupe de mercenaires russes et pour les intérêts de Poutine.
Le continent est également très disputé sur le plan politique. L'Occident traite souvent les pays africains avec une certaine négligence. La pauvreté, la faim, la migration et la corruption dominent le discours dans ce pays. Pourtant, le continent est tout à fait pertinent dans la politique internationale – les 54 Etats africains représentent tout de même le plus grand groupe régional au sein de l'Onu. L'Ukraine a déjà fait la douloureuse expérience de la voix forte que le continent peut faire entendre.
Dès le 2 mars 2022, 94 Etats ont présenté à l'Assemblée générale des Nations unies une résolution pour une fin immédiate de la guerre. Vingt-huit Etats africains ont voté pour, 17 se sont abstenus et huit n'ont pas pris part au vote. L'Erythrée a même rejeté la résolution. De même, seuls douze Etats africains ont signé la déclaration commune du sommet de la paix qui s'est tenu en Suisse à la mi-juin.
Les conséquences globales de la guerre en Ukraine ont frappé l'Afrique de plein fouet. Les prix des denrées alimentaires, du pétrole et des engrais ont explosé suite à l'agression russe, ce qui a un impact particulièrement fort sur les sociétés majoritairement pauvres du continent.
Dans certains pays, le récit russe selon lequel l'Ukraine est responsable de la situation a fait mouche, alors que c'est la Russie qui a empêché les exportations de denrées alimentaires jusqu'à la conclusion de l'accord sur les livraisons de céréales via la mer Noire. La Russie a mis fin à cet accord l'été dernier.
Pour Kiev, ces développements ont dû être des signaux d'alarme. Car depuis, l'Ukraine multiplie elle aussi ses activités sur le continent, en ciblant particulièrement les plus proches soutiens de la Russie.
Depuis janvier 2022, Kiev a sa propre «stratégie africaine». Avant l'invasion russe, l'Ukraine ne disposait que de onze ambassades sur le continent. Mais depuis, six représentations supplémentaires ont été ouvertes et quatre autres sont en projet. La Russie, quant à elle, dispose déjà de 43 ambassades et souhaite également en ouvrir quatre de plus.
En outre, le ministre des Affaires étrangères Dmytro Kouleba a déjà effectué trois tournées en Afrique depuis octobre 2022, visitant une douzaine d'Etats ainsi que l'Union africaine. En juin 2023, une délégation de dirigeants africains s'est également rendue à Kiev.
L'Ukraine tente désormais apparemment d'utiliser des moyens militaires pour donner du poids à son «offensive africaine» politique. Pour ce faire, les forces spéciales ne se contentent pas de mener leurs propres opérations, mais envoient aussi des instructeurs. Ainsi, selon le Wall Street Journal, les forces armées soudanaises seraient formées par des Ukrainiens afin d'agir plus efficacement contre les mercenaires de Wagner qui soutiennent la milice rebelle RSF.
Des constats similaires proviennent de Syrie, où Kiev ferait à nouveau cause commune avec des rebelles contre la Russie et les troupes du régime Assad. En effet, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme, la Russie a installé depuis le début de l'année dix postes d'observation sur la partie syrienne du plateau du Golan, où sont surtout actives des milices iraniennes.
Selon le journal italien La Repubblica, Moscou les utilise entre autres pour obtenir des informations sur les systèmes d'armes occidentaux utilisés par Israël. Certains de ces systèmes sont également utilisés par l'Ukraine. Pour la Russie, le gain d'informations serait donc important dans la perspective de ses propres opérations en Ukraine.
Le porte-parole de l'HUR, Youssov, a expliqué les intérêts ukrainiens comme suit à la télévision nationale après la défaite de Wagner au Mali: «Ils (réd: la Russie) ont essayé de résoudre des problèmes géopolitiques et économiques avec leurs mercenaires en remplaçant ou en soutenant différents gouvernements».
Mais le monde voit maintenant que la Russie n'a plus ce potentiel et les capacités nécessaires, a poursuivi Youssov:
Et le porte-parole de l'HUR a laissé entrevoir d'autres actions: «Il va y en avoir d'autres», a-t-il déclaré de manière énigmatique, sans donner de détails.
Le chef des services de renseignement militaire ukrainiens, Kyrylo Budanov, a déclaré au Washington Post en avril: «Nous menons de telles opérations dans le but de réduire le potentiel militaire russe partout où cela est possible. Pourquoi l'Afrique devrait-elle être une exception?»
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci