Les Iraniens sont «pris en étau»
L'attaque israélienne vient frapper un pays encore marqué par le grand mouvement de contestation né en 2022 après le meurtre de Mahsa Amini, et qui avait été réprimé par le régime dans la plus grande violence.
La mort dans les bombardements de plusieurs des responsables les plus haut placés de ses services de sécurité peut-elle inciter la population à se tourner encore plus contre lui, voire à se soulever pour provoquer sa chute? Ou bien assiste-t-on au contraire à un ralliement autour du drapeau?
Azadeh Kian: Première chose: non, on n'assiste pas à un ralliement autour du drapeau. Le régime est toujours très décrié. Il n'a jamais cessé de réprimer les contestataires, même si le mouvement «Femme, Vie, Liberté» que vous évoquez avait obtenu quelques acquis. Pour autant, il ne faut pas non plus croire que la situation soit propice à un soulèvement. 
Pourquoi?
La population, en particulier dans les grandes villes, à commencer par Téhéran, se trouve sous les bombes israéliennes. Donald Trump a déclaré que les gens devaient évacuer Téhéran, une mégapole de quelque 19 millions d'habitants, laissant entendre qu'il faut s'attendre à des bombardements encore plus intenses.
Que font les gens?
Ceux qui le peuvent se préparent à partir. Il y a une pénurie d'essence, des embouteillages, et peu de gens ont une résidence secondaire où aller se réfugier. La société, déjà en grande difficulté, est encore plus fragilisée et appauvrie. C'est l'angoisse, la peur. Sans oublier tous ceux qui pleurent leurs morts.
D'autant plus que même si les Iraniens sont, dans leur grande majorité, opposés au régime, ils aiment leur pays. Ils ne peuvent pas applaudir Nétanyahou, un criminel de guerre qui frappe leurs villes, y compris les quartiers résidentiels et les hôpitaux. Il ne faut pas croire que seuls les sites nucléaires sont attaqués... La société iranienne est prise en étau entre un régime corrompu, répressif, dictatorial, et les frappes de Nétanyahou.
Nétanyahou n'a-t-il pas rendu service au régime iranien en appelant les Iraniens à se soulever? Ce type d'appel ne permet-il pas au pouvoir d'accuser n'importe quel opposant d'être un agent d'Israël?
C'est déjà le cas. Ces derniers jours, une vingtaine de personnes ont été arrêtées dans différentes villes. Une personne a déjà été exécutée pour espionnage au profit d'Israël. La répression contre les opposants, désormais sous le prétexte de «soutien à Israël», va s'intensifier.
Vous avez dit que le mouvement «Femme, Vie, Liberté» avait obtenu des concessions de la part du régime depuis 2022. Pourriez-vous nous en dire plus?
Je pensais notamment aux femmes qui ont refusé de porter le voile obligatoire. Elles ont, en quelque sorte, contraint le régime à ne plus les réprimer comme auparavant. Le nouveau président, Massoud Pezechkian, issu du camp des conservateurs modérés, ainsi que le président du Parlement, ont décidé de suspendre un projet de loi visant les femmes qui portaient mal le voile ou ne le portaient pas.
Par ailleurs, la société civile iranienne était en train de se réorganiser, après avoir été mise sous forte pression, notamment sous la présidence de l'ultraconservateur Ebrahim Raïssi, de mai 2021 à sa mort accidentelle en mai 2024. De nombreuses ONG, dans des domaines variés, avaient été fermées. Malgré cela, des militants et militantes, spécialement parmi les étudiants, commençaient à se mobiliser à nouveau, à se regrouper, à se réunir en petits cercles pour discuter, pour évoquer des actions communes. Mais aujourd'hui, tout cela est à l'arrêt.
Après la mort de Raïssi et son remplacement par Pezechkian, y avait-il eu une inflexion du régime?
Absolument, car le régime y a été contraint. Le simple fait qu'un président modéré ait été «élu» – entre guillemets, car ces scrutins sont étroitement contrôlés – montre bien que le pouvoir a dû faire des concessions à la société. Pezechkian a voulu projeter une image moins radicale que Raïssi et les ultras. Tout cela répondait à la pression exercée par une société active et déterminée.
Il s'agissait de revendications portées par des retraités, des employés, entre autres. Certes, ces mobilisations relevaient surtout de questions corporatistes, mais elles montraient qu'une société civile vivante existait, qu'elle faisait entendre sa voix. Aujourd'hui, il n'en reste rien.
Le slogan «Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l'Iran», entendu dans les manifestations iraniennes depuis des années, reflétait-il un rejet par la population de la politique étrangère du régime, lequel n'a cessé de dépenser d'importantes ressources pour soutenir ses alliés dans la région?
Tout à fait. Ce slogan traduisait en réalité le désaccord d'une large partie de la population iranienne quant à l'usage des ressources nationales – notamment les revenus du pétrole – pour financer les groupes alliés du régime à l'étranger, comme le Hezbollah, le Hamas ou encore Bachar Al-Assad en Syrie.
Il y a aussi cette autre dimension très importante: les investissements massifs dans le programme nucléaire. Depuis des années, des centaines de milliards de dollars y ont été consacrés. Et une question revient souvent dans la société: pourquoi enrichir de l'uranium à 70%, alors qu'il suffit d'un enrichissement à 3,5% pour produire de l'électricité? Là encore, on perçoit un profond décalage entre les priorités du régime et les besoins quotidiens de la population.
Mais en même temps – et c'est là toute l'ambiguïté -, lorsque des bombes tombent sur Téhéran, vers qui la population peut-elle se tourner pour sa protection? Vers ce régime décrié et illégitime?
Est-ce qu'un mouvement de contestation pourrait tout de même émerger face à l'incapacité du régime à protéger la population?
C'est une question légitime, mais la réalité est plus complexe. Il y a un contraste évident entre Israël, qui dispose d'infrastructures de protection comme le Dôme de fer et les bunkers, et l'Iran, où la population civile est exposée sans réelle solution.
Mais cela ne signifie pas pour autant qu'un soulèvement soit imminent. L'élimination de plusieurs hauts gradés des Gardiens de la révolution – que Nétanyahou espérait décisive – n'a pas suffi à faire chuter le régime, même s'il en a été affaibli.
Comment l'explique-t-on?
Les responsables tués ont été rapidement remplacés, et la capacité de riposte militaire demeure intacte. Des missiles continuent d'être lancés, et tous ne sont pas interceptés. Le régime conserve donc une force de dissuasion, et surtout, un appareil répressif actif. En l'absence d'alternative politique claire, la perspective d'un renversement rapide paraît peu crédible.
A ce stade, la réponse semble être: personne. Et le risque, dans ce cas, serait que le pays sombre dans le chaos – un chaos dont les répercussions régionales seraient majeures.
Cette absence d'alternative est-elle due à la répression des militants depuis deux ans?
Absolument. La répression a été très forte, pour empêcher toute formation d'opposition structurée, capable de prendre le pouvoir. Les gens manifestent, se font tuer, les têtes des mouvements sont arrêtées. Par exemple, pendant la grève des camionneurs, en mai dernier, les responsables ont été jetés en prison.
Le régime procède à des arrestations ciblées, puis tente parfois de négocier avec ceux qu'il laisse en liberté. Cela suffit à désorganiser les dynamiques de contestation. Même en temps de guerre, l'appareil de répression fonctionne.
Certaines figures, comme Narges Mohammadi, prix Nobel de la paix 2023, ont-elles une influence? Est-ce que leurs messages circulent encore dans le pays?
Oui. Tout le monde a des paraboles et capte les programmes en persan diffusés depuis l'étranger. Nargess Mohammadi, emprisonnée pendant des années, n'est plus en prison, elle est désormais en résidence surveillée. Mais de nombreux prisonniers politiques restent derrière les barreaux et ils sont actuellement en danger, car les bombardements peuvent frapper les prisons.
Certains Iraniens ont applaudi les premières frappes israéliennes vendredi, car elles ont visé des caciques du régime, mais ils ont vite déchanté en voyant les quartiers résidentiels détruits, les plus de 500 morts civils. Nétanyahou détruit l'Iran, pas seulement les sites nucléaires. Et concernant ces sites, il ne faut pas oublier que quand ils sont touchés, cela provoque des risques radioactifs élevés...
La diaspora iranienne est-elle divisée? A-t-elle une influence dans le pays?
Elle est très divisée, et la guerre n'a fait qu'accentuer cette division. Certains monarchistes sont ouvertement pro-Nétanyahou. Reza Pahlavi, le fils du dernier shah, qui est allé en Israël en avril 2023, a dit, ces derniers jours, à propos des frappes israéliennes, que tout ce qui affaiblit le régime doit être salué et a déclaré, plus généralement, que la situation actuelle constituait une «chance de changer le régime». Il est très isolé.
Les Moudjahidines du peuple, quant à eux, ont perdu tout soutien en Iran depuis leur alliance avec Saddam Hussein pendant la guerre Iran-Irak. Ils sont très bien organisés et riches, avec environ 5000 membres actifs, mais ils n'ont aucune influence au sein de la population iranienne.
En 1979, tout avait été soigneusement préparé, avec l'aide des Américains, de sorte que l'Etat et ses structures avaient survécu au changement de régime. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas, et si le régime tombe, le risque est plutôt celui d'un chaos total.
Enfin, concernant les contestations en interne, est-ce que l'affichage d'une vie luxueuse par les enfants des élites du régime reste une source de haine dans la population?
Oui. Le 13 juin, le secrétaire à la sécurité nationale Ali Shamkhani a été tué dans une frappe israélienne qui a largement détruit sa maison. Des images ont été publiées et les gens ont vu à quel point Shamkhani avait vécu dans le luxe. Ce n'est pas une exception. Les dignitaires vivent tous dans les beaux quartiers du nord de Téhéran. Leurs enfants résident très souvent en Europe, au Canada, aux Etats-Unis. Ils ont sorti leur argent du pays.
La classe moyenne disparaît. Le niveau de vie s'effondre. Pourtant, les Iraniens restent très bien formés, y compris dans le domaine nucléaire. Alors oui, Israël a tué une vingtaine de scientifiques, mais le pays en compte des centaines rien que dans ce domaine.
Y a-t-il malgré tout un motif d'espoir?
Tout ce qu'on peut espérer, c'est une fin rapide des hostilités, puis le retour de l'Iran et des Etats-Unis à la table des négociations. Si l'Iran accepte de suspendre l'enrichissement de l'uranium, ce serait un espoir. Ensuite, ce sera à la société civile iranienne de faire évoluer le régime, pas à Nétanyahou.
Pour autant, personne dans la région ne veut d'un Iran nucléarisé. Bref, toute solution diplomatique de long terme est préférable à la guerre mais, pour l'instant, l'urgence absolue est l'arrêt des bombardements.
Cet article a été publié initialement sur  The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original



