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Interview

David Arakhmia: «Je dis aux Suisses: soyez égoïstes!»

Interview

«Si la Suisse ne choisit pas son camp, elle ne fera que perdre»

David Arakhamia, 44 ans, est le bras droit de Volodymyr Zelensky. Pour ce proche du président ukrainien, Berne se compromet sur la question des livraisons d'armes. Il prône une vision «égoïste» du commerce d'armes, qui bénéficierait à la Suisse. Et évoque aussi la situation sur le front, face aux Russes. Interview.
15.10.2023, 08:0115.10.2023, 11:44
Fabian Hock et Natasha Hähni / ch media
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David Arakhamia ne le savait peut-être pas, mais il a enfreint la loi en vigueur au Palais fédéral, à Berne: au lieu de porter un costume ou même une chemise, il a opté pour le look Zelensky: baskets, pantalon décontracté et emblématique T-shirt vert militaire, avec les armoiries dorées de son pays d'origine sur la poitrine. On a décidé de faire une exception pour cet ukrainien de premier plan.

David Arakhamia, Chair of the Servants of the People group, Parliament of Ukraine Member of the National Investment Council, attends the Economic Forum official opening at the Ukraine Recovery Confere ...
David Arakhamia.Image: KEYSTONE

Cet homme d'origine géorgienne joue un rôle central dans la politique de Kiev. Il n'est pas seulement le chef de la fraction du parti «Serviteurs du peuple» de Volodymyr Zelensky au parlement ukrainien, mais aussi l'un des plus proches collaborateurs du président. Venue en Suisse pour une journée, celle-ci a été chargée: quelques rencontres avec des politiciens et des cadres d'UBS, puis le soir un bref discours au Forum pour l'Ukraine qui s'est tenu dans la capitale — suivi d'un entretien exclusif avec CH Media (dont watson fait partie).

Qu'est-ce qui vous amène en Suisse?
David Arakhamia: C'est la deuxième année que je participe au Forum pour l'Ukraine au Parlement. En Suisse, les choses bougent peut-être lentement, mais elles avancent dans la bonne direction. L'un des problèmes à résoudre pour moi était la question des réexportations d'armes et du contournement des sanctions. Cette partie est particulièrement importante, car nous sommes quotidiennement attaqués par des missiles et des drones, qui contiennent des composants américains, allemands, mais aussi suisses. La Russie n'arriverait pas à les faire voler sans ces composants.

«Si les sanctions fonctionnaient comme prévu, ces missiles seraient déjà hors d'usage»
Electronic components of remains of downed Russian cruise rocket Kh-101 displayed by the Ukrainian army are seen on central capital's Khreshchatyk street ahead of Independence Day celebrations in ...
Des composants d'un missile russe Kh-101.Image: NurPhoto

La Suisse en fait-elle assez pour appliquer les sanctions contre la Russie?
J'ai envie de dire non. Les Etats-Unis, par exemple, ont édicté des règles strictes et menacent les entreprises visées qui seraient tentées de livrer directement ou indirectement du matériel aux Russes.

«Malheureusement, ce n'est pas le cas de la Suisse»

Je ne sais pas pourquoi il en est ainsi. Des équipements essentiels pour l'armée russe passent par des pays tiers comme le Kazakhstan, la Géorgie ou la Turquie pour arriver en Russie. C'est un problème. Nous devons être en mesure de savoir qui est le véritable utilisateur final. Trop de pays aident la Russie à contourner les sanctions.

David Arakhamia au Palais fédéral, à Berne.
David Arakhamia dans le hall du Palais fédéral, à Berne.Natasha Hähni

La Suisse se considère comme neutre lorsqu'il s'agit de livraisons d'armes, qu'elle proscrit. Elle bloque également les réexportations d'armes de pays tiers vers l'Ukraine. Qu'en pensez-vous?
La neutralité est une valeur primordiale pour les Suisses. Je le comprends et je suis d'accord avec le fait que vous ne désirez pas vendre d'armes directement à l'Ukraine. Mais je rappelle que priver ses clients de cette liberté nuira à l'industrie suisse. Si la Suisse poursuit cette pratique, elle perdra complètement son marché et ce sera la fin de l'industrie suisse de l'armement.

«L'Ukraine est devenue le centre du commerce mondial des armes à cause de la guerre — malheureusement»

Nous avons sous les yeux tous les grands contrats en cours avec chacun de nos partenaires. Nous voyons déjà que la Suisse est perdante sur le marché de l'armement. Avant, tout le monde faisait attention à vérifier si quelque chose était interdit ou limité par l'ITAR. Maintenant, tout le monde vérifie si les armes vendues et achetées ont a des composants suisses ou non. Les gens ne veulent pas les acheter.

«Ils ne veulent pas les payer pour ensuite les voir interdites de revente ou d'utilisation quelques semaines plus tard»

L'industrie suisse de l'armement est assez importante, avec de nombreux emplois. Mais Israël, le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou même Ukraine pourraient finir par remplacer la Suisse sur ce marché.

ITAR
L'International Traffic in Arms Regulations est l'office de réglementation du commerce international des armes. Il est soumis aux règles strictes édictées par les Etats-Unis en matière de réexportation.

Qu'attendez-vous exactement des politiciens ici à Berne?
Notre objectif n'est pas de faire pression sur la politique suisse? De plus, des élections sont prévues en Suisse tout prochainement et pendant cette période, il est préférable de ne pas se mêler des affaires des politiciens. Mais je leur ai suggéré de penser à l'avenir des usines dans leurs cantons. Est-ce vraiment dans l'intérêt de la Suisse qu'une usine finisse par fermer? Ou que des centaines de personnes soient licenciées? Cela devrait être une question économique avant tout.

«Bien sûr, je souhaite qu'un jour, ils se réveillent et changent d'avis, mais je suis réaliste. Alors je leur dis: pensez à vos propres intérêts, soyez égoïstes»

Je pense que les entreprises suisses n'ont pas encore vraiment réussi à faire comprendre au monde politique ce qui se passe sur le marché des armes. Il est de plus en plus concurrentiel et la Suisse n'est pas compétitive. Pas à cause de sa technologie, qui est bonne, mais à cause de sa politique.

Comment la Suisse peut-elle, selon vous, aider au mieux l'Ukraine?
En tenant compte de la neutralité, la Suisse peut faire beaucoup. Elle est une spécialiste du marché financier et nous aide aussi beaucoup dans le domaine du déminage. Mais il y a de nombreux investissements à faire en Ukraine qui pourraient l'avantager. De nombreuses entreprises d'armement peuvent ouvrir des joint ventures en Ukraine. Des sociétés britanniques, allemandes et américaines ouvrent d'ores et déjà des usines chez nous et la Suisse prend du retard dans ce domaine. Je suis membre de la commission de défense nationale et je connais bien la situation. Je n'ai pas vu d'entreprise suisse qui étudierait ne serait-ce que les possibilités de produire quelque chose en Ukraine. Elles ratent des opportunités. Des investissements financiers seraient en outre d'une grande aide pour la reconstruction de notre pays.

La Suisse en fait-elle assez pour geler l'argent russe?
C'est un gros problème. Pour nous, cela va très lentement. Nous avons reçu des fonds russes gelés puis saisis de la part des Etats-Unis et du Canada. Mais nous n'avons encore rien reçu de tel depuis la Suisse. Certaines personnes en Suisse pensent que l'argent russe finira par revenir, mais elles se trompent. De riches Russes comme Roman Abramovitch disent qu'ils n'apporteront plus de dollars ou d'euros en Suisse parce qu'ils n'ont plus confiance en l'Europe. Ils font désormais confiance à la Turquie ou à Singapour. La Suisse a déjà perdu l'argent russe à cause de la neutralité. Maintenant, vous allez aussi perdre le marché des armes.

«Si vous ne choisissez pas de camp, vous n'allez faire que perdre. Vous devriez choisir, et commencer à gagner quelque chose»

Vous ne croyez pas en une position neutre dans cette guerre?
Ce n'est pas à moi de juger. La neutralité a aidé les gens en Suisse après la Seconde Guerre mondiale. Mais je ne pense pas que ce concept soit encore pertinent dans le monde d'aujourd'hui.

«Pour moi, c'est une mauvaise stratégie, mais c'est le choix du peuple suisse»

Vous êtes un proche du président Zelensky. Nous le connaissons tous par ses messages vidéo et ses apparitions publiques. Comment va-t-il en ce moment?
Il dort très peu. Le matin, il s'occupe des affaires militaires en tant que commandant en chef. Ensuite, il rencontre son cabinet pour parler de questions civiles, comme les retraites ou d'autres questions sociales. Une heure plus tard, vous le verrez peut-être dans un discours en ligne, car c'est le moment où il se présente sur la scène internationale. Le soir, il s'occupe des questions économiques. Il jongle avec tous ces rôles tout au long de la journée.

La guerre a-t-elle eu un impact sur lui?
Il est devenu plus dur. Il a vu tant de gens mourir. Avant la guerre, si quelqu'un faisait une erreur dans l'équipe, il leur donnait une deuxième chance. Il ne le fait plus.

L'année dernière, vous avez négocié les yeux dans les yeux avec les Russes à la frontière biélorusse. Comment se déroulent de telles négociations?
C'était juste après le massacre de Boutcha et la donne avait changé. Nous les avions appelés pour leur dire que nous étions prêts à discuter. Leur première réaction — c'est presque drôle, avec le recul — a été d'essayer de nous convaincre que Boutcha n'avait pas eu lieu.

«Ils nous ont dit que tout avait été mis en scène par les services secrets britanniques»

Un jour plus tard, lorsque des images satellites comparant l'avant et l'après ont été publiées, ils ont compris qu'il n'y aurait pas moyen de nous convaincre de leur version. Mais ils sont très forts en propagande, je vous le dis.

Comment réagit-on, dans ce genre de situation?
J'ai proposé d'emmener leur délégation à Boutcha pour qu'ils puissent voir de leurs propres yeux. Et ils ont refusé. C'était évident, ils refusent toujours ce genre de choses.

Vous avez déclaré par le passé que l'Ukraine pourrait reprendre les négociations si elle était en position de force. Qu'entendez-vous par là?
Nous devons libérer tous les territoires que les Russes ont conquis au cours de la guerre.

«Si nous arrivons à la frontière de la Crimée, je peux vous assurer que Moscou considérera sérieusement à parler de négociations»

La Crimée est très importante pour les Russes. Et pour Poutine.

Vous seriez prêts à négocier sur la question de la Crimée?
Non, pas question. Nous voulons juste les mettre à la porte! Mais je pense que si l'armée ukrainienne débarque aux portes de la Crimée, c'est le Kremlin qui nous demandera de nous asseoir ensemble en urgence pour des pourparlers.

Vladimir Medinsky, the head of the Russian delegation, second left, and Davyd Arakhamia, faction leader of the Servant of the People party in the Ukrainian Parliament, third right, attend the peace ta ...
Rencontre entre la délégation russe et ukrainienne, une semaine après le début de l'invasion, en février 2022. David Arakhmia est à droite, avec la casquette.AP BelTA

Pensez-vous que la Crimée redeviendra ukrainienne à la fin de la guerre?
C'est certain.

Vous évoquez des négociations avec Poutine... Vous pensez que c'est possible?
Je pense que Poutine trompe le monde entier quant à ses intentions. Pour moi, elles sont très claires. La Russie consacre un tiers du budget de son gouvernement dans cette guerre. Poutine veut poursuivre la guerre.

«Le Kremlin se prépare à un conflit de longue haleine. Nous devons faire de même»

Voyez-vous des signes de lassitude face à la guerre en Occident?
Oui. De nombreux pays ont des élections en ce moment. Les Etats-Unis, la Suisse, l'Allemagne, la France. Et dans de nombreux pays, la droite se renforce. La plupart de ces partis veulent se retirer des affaires internationales et se concentrer sur la sphère nationale. Pour nous, il y a un risque de perdre l'unité de certains partenaires.

Des voix s'élèvent aussi pour dire que la contre-offensive est trop lente. Êtes-vous d'accord?
L'année dernière, le succès de notre première contre-offensive à Kharkiv et dans d'autres régions, qui ont été immédiatement libérées, a créé de faux espoirs. Les militaires qui ont vu la guerre ne se plaignent pas. Ils comprennent à quel point c'est difficile et savent que nous avançons.

«Nous avons passé la première ligne de défense russe. On parle ici de champs de mines de 15 kilomètres de long»

Nous nous dirigeons en ce moment vers la deuxième ligne de défense, et nous doutons même que la troisième existe vraiment. Le moment décisif, c'est maintenant. Si nous réussissons, nous sommes sur le point de libérer de grandes zones.

Vous semblez satisfait des progrès réalisés...
Pas complètement, mais je connais les difficultés auxquelles nos soldats sont confrontés.

«La guerre n'est pas un jeu vidéo, il s'agit de vies humaines»

Si nous avons le choix entre gagner un kilomètre aux prix de la vie de centaines de soldats, ou reculer temporairement pour adopter une autre tactique, nous opterons toujours pour la dernière option.

De quoi avez-vous besoin de la part de l'Occident pour réussir?
Principalement des chasseurs F-16 et des missiles à longue portée. Les Himars ont déjà changé la situation en notre faveur au début.

«Mais les Russes connaissent désormais la portée des missiles et ont mis tout leur matériel essentiel hors de portée»

Les missiles à longue portée sont donc importants. Et ils envoient un message fort: ils font comprendre aux Russes qu'ils ne peuvent se cacher nulle part. C'est aussi une arme psychologique.

Des élections étaient prévues cette année en Ukraine. Auront-elles lieu?
Non, les élections ne sont pas possibles. Il y a trois raisons à cela. La plus évidente: il y a un million de personnes qui servent en ce moment dans l'armée, dont 900 000 ne sont pas des militaires de carrière. Ils souhaitent également voter et certains, être élus. Et ils ne le peuvent pas.

«A cela s'ajoute le fait que six millions d'Ukrainiens vivent en ce moment en dehors du pays»

Ils ne peuvent voter que dans les ambassades et les consulats. Seuls les habitants vivant dans des capitales ou des grandes villes à l'étranger pourront donc voter. Et la dernière raison: les alertes aériennes. Au moindre avion russe dans notre espace aérien, il y aura des alertes dans tout le pays. Personne ne pourra se rendre à un bureau de vote et il sera impossible de reconnaître cette élection comme démocratique.

Des élections risquent-elles aussi de mettre fin à l'unité nationale qui règne actuellement dans le pays?
C'est aussi un problème. Tous les sondages que nous menons indiquent que les gens ne veulent pas d'élections pour le moment, à cause de la guerre. Mais ils veulent aussi du sang neuf au Parlement.

A cause des nombreuses affaires de corruption?
Non, les Ukrainiens veulent juste du changement. C'est presque une tradition ukrainienne (rires). Pour l'instant, je ne pense pas que le désir de changement soit dû aux affaires de corruption, mais à la lassitude de la guerre. Elle dure depuis si longtemps que les gens veulent voir autre chose.

«Et le changement le plus simple consiste à renouveler le parlement»

L'une de vos missions est de lutter contre la corruption. Dernièrement, le ministre de la Défense Oleksiy Reznikov a été limogé et une affaire a fait grand bruit: Yevhen Borisov, un haut gradé de l'armée, a acheté des biens immobiliers en Espagne en pleine guerre. Pourquoi la lutte contre la corruption est-elle si difficile en Ukraine?
Je pense que les gens ne se rendaient pas compte de l'ampleur du problème. On en parle simplement beaucoup plus. Et les «petits cas» de corruption qui étaient tolérés auparavant sont aujourd'hui mal vus. Il y a un grand fossé entre ceux qui sont loin du front et qui ne voient pas de mal à détourner un peu d'argent pour aider leur famille et les soldats en première ligne. Les gens doivent comprendre que la corruption ne doit pas seulement être combattue, mais aussi sévèrement punie. Mais je ne pense pas qu'il y ait plus de corruption aujourd'hui qu'avant la guerre.

La société ukrainienne a-t-elle changé depuis le début de la guerre?
Oui. Elle s'est divisée en plusieurs groupes. Certains sont impliqués et vivent chaque jour au contact de la guerre. Il s'agit d'un nombre assez important de personnes. Des civils qui aident les soldats sur le front comme ils peuvent, par exemple, en collectant de l'argent. D'autres vivent comme si la guerre n'avait pas lieu. Ils ne donnent rien à l'armée et se comportent comme avant l'invasion. Et puis il y a un troisième groupe, ceux qui font des dons réguliers, mais veulent aussi continuer à vivre et aller au restaurant de temps en temps.

«On trouve également plusieurs attitudes parmi les soldats»

Certains disent qu'ils se battent justement pour que les civils puissent continuer à vivre normalement — et aller au restaurant. D'autres les critiquent et estiment qu'on ne peut pas recommencer à vivre normalement tant que des soldats meurent au combat.

Quel est votre avis?
Nous devons trouver un équilibre. Si nous ne le faisons pas, davantage de personnes quitteront le pays en quête de normalité et de liberté. Cela ne doit pas arriver. En même temps, j'estime que l'heure n'est pas à aller en discothèques ou dans des festivals. Ce serait un manque de respect pour les soldats sur le front.

Traduit et adapté par Noëline Flippe

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