En juillet, les dirigeants des pays membres de l'Otan se sont réunis à Washington pour célébrer le 75e anniversaire de l'alliance de défense. Mais les festivités ont rapidement été reléguées au second plan en raison d'une nouvelle explosive: à partir de 2026, les Etats-Unis vont déployer en Allemagne des missiles à longue portée, ont annoncé le chancelier Olaf Scholz et le président américain Joe Biden.
Depuis, les politiques allemands débattent du bien-fondé de cette décision. Le déploiement des armes américaines fait-il de l'Allemagne une cible encore plus importante pour les forces armées russes ou les systèmes d'armes peuvent-ils contribuer de manière significative à la dissuasion des ambitions expansionnistes de Poutine?
Des documents secrets du ministère russe de la Défense publiés par le Financial Times alimentent le débat. Il s'agit d'une présentation destinée aux officiers, dans laquelle sont répertoriées des cibles possibles pour des frappes de la marine russe avec des armes conventionnelles et nucléaires. Les documents datent des années 2008 à 2014. A l'époque déjà, l'Allemagne et d'autres Etats européens étaient apparemment des cibles légitimes pour la Russie – et ce, sans armes américaines de moyenne portée stationnées dans le pays.
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Pour l'expert en sécurité Fabian Hoffmann de l'Université d'Oslo, les plans russes, qu'il a également pu consulter, ne sont pas une surprise. «Les militaires se préparent toujours à tous les cas de figure possibles», explique-t-il dans un entretien avec t-online. Cela devrait d'ailleurs également s'appliquer à l'Otan qui, dans le cadre de sa dissuasion nucléaire, a très certainement désigner des cibles russes dans son collimateur.
Mais, selon Fabian Hoffmann, le plus important, dans le document russe, c'est ce qui n'y apparaît pas:
Les plans indiquent des cibles potentielles pour plusieurs flottes de la marine russe. Ainsi, on ne découvre pas seulement des cibles en Europe, mais aussi au Proche-Orient et en Asie. Il est frappant de constater que la Russie semble également avoir fait un choix de cibles pour ses alliés actuels comme l'Iran, la Chine ou la Corée du Nord. En 2014, ces partenariats n'étaient toutefois pas aussi étroits qu'aujourd'hui. Ce n'est pas tout à fait nouveau, en février déjà, des documents ont été rendus publics qui montraient que la Russie utiliserait également des armes nucléaires tactiques en cas d'attaque de la Chine.
Les documents datent d'une dizaine d'années – il est difficile de juger si la sélection des objectifs est toujours d'actualité. «Ce qui est frappant, c'est que certaines cibles ont un sens, d'autres pas du tout», explique Fabian Hoffmann. Les cibles «sensées» sont par exemple des ports ou des radars importants en Norvège.
Cela ne manque pas d'interroger sur la signification des documents.
Notre interlocuteur Fabian Hoffmann est chercheur à l'Oslo Nuclear Project. Dans la capitale norvégienne, il mène des recherches sur la prolifération, le déploiement et l'utilisation des armes stratégiques non nucléaires, en particulier les armes de frappe de précision conventionnelles, et leurs conséquences sur la stratégie nucléaire et la politique générale en matière d'armes nucléaires.
Pour lui, une chose est claire: «Ce n'est que la partie immergée de l'iceberg.» La Russie aura probablement prévu de viser des centaines d'autres cibles en Europe et dans le monde. D'autant plus que seules les cibles de la marine russe figurent dans les documents. Or, les forces terrestres et aériennes russes disposent elles aussi de systèmes d'armes conventionnelles ou nucléaires qui pourraient effectuer des frappes similaires.
«Il est important de souligner que ces documents prouvent que l'Allemagne et d'autres pays ont toujours été des cibles pour la Russie», souligne Fabian Hoffmann.
Face à la décision de Berlin et Washington de déployer des missiles sur sol allemand, des politiques comme le chef du groupe parlementaire du SPD, Rolf Mützenich, avaient mis en garde contre le «risque d'une escalade militaire involontaire».
Le ministre allemand de la défense Boris Pistorius, un social-démocrate, s'est dit ouvert à un débat sur le déploiement des armes américaines. Celui-ci est important pour «déterminer une position avec laquelle nous pouvons tous bien vivre», a-t-il déclaré Pistorius au quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung.
L'expert en sécurité Fabian Hoffmann souligne que la doctrine nucléaire de la Russie vise avant tout à créer une pression psychologique. Moscou veut utiliser tôt dans un conflit ses capacités conventionnelles pour inciter les autres pays à négocier. «Et Poutine semble prêt à risquer l'escalade», ajoute Hoffmann.
La doctrine nucléaire de la Russie ne prévoit pas de frappe nucléaire préventive.
Dans les documents obtenus par le Financial Times, les responsables russes envisagent également des frappes dites de démonstration. Il pourrait s'agir de l'utilisation d'une arme nucléaire dans une région éloignée, avant qu'un conflit réel n'éclate. L'objectif est par exemple de dissuader les pays occidentaux. Officiellement, là encore, cela ne fait pas partie de la doctrine militaire russe.
C'est là que les armes américaines stationnées à partir de 2026 entrent en jeu. Elles «compliquent» en effet les plans de Poutine, explique Fabian Hoffmann. Tout comme le ministre de la défense Boris Pistorius, l'expert souligne qu'il existe actuellement en Europe un manque de capacités en matière de missiles à moyenne portée.
Mais les armes américaines en Allemagne ne changeraient probablement pas grand-chose à la désignation des cibles potentielles de la Russie. La Multi-Domain Task Force (MDTF) de l'armée américaine, stationnée à Wiesbaden, serait probablement l'une des cibles de choix pour Poutine. Cette unité regroupe des forces de guerre électronique, d'artillerie de campagne, de défense antiaérienne et antimissile ainsi que de cyberguerre. «Multi-domaines» signifie que l'unité peut opérer dans plusieurs domaines de la guerre moderne: par exemple sur terre, en mer, dans les airs, dans l'espace, dans le cyberespace et également dans ce qu'on appelle l'espace d'information.
Les armes américaines qui doivent être déployées en Allemagne seront rattachées à la MDTF. Il s'agit notamment de missiles de croisière de type Tomahawk ainsi que de missiles de type SM-6, qui peuvent être utilisés pour la défense antiaérienne, mais aussi pour combattre des cibles au sol. S'y ajouteront des armes hypersoniques, encore en cours de développement.
Le président russe a récemment intensifié ses menaces concernant le recours à l'arsenal nucléaire russe. En mai, Vladimir Poutine a ainsi ordonné des exercices avec des armes nucléaires tactiques près de la frontière ukrainienne. A l'occasion du «Jour de la victoire», le chef du Kremlin a en outre déclaré que les armes nucléaires russes étaient «toujours en état d'alerte». Il a rappelé aux pays occidentaux qu'ils étaient de «petits Etats densément peuplés». En juin, il a affirmé que l'Europe était «plus ou moins sans défense» contre les attaques de missiles russes.
Fabian Hoffmann conteste cette présentation des choses par le chef d'Etat russe: «En fait, nous sommes même mieux protégés que la Russie actuelle contre les armes ukrainiennes à longue portée.» L'Ukraine a récemment attaqué la Russie à plusieurs reprises avec des drones, dont certains auraient une portée de plus de 1000 kilomètres. A cela s'ajoutent des armes américaines à longue portée comme les missiles ATACMS. «Les systèmes de défense antiaérienne occidentaux tels que Patriot, Iris-T ou NASAMS ont déjà fait une démonstration impressionnante de leurs capacités de défense en Ukraine.» Ces derniers sont également déployés en Europe.
(Traduit et adapté par Chiara Lecca)