L'essor des fléchettes a un effet inquiétant
Pour la première fois cette année, la question se pose vraiment aux Mondiaux de fléchettes: quel joueur deviendra millionnaire? Le prize money du vainqueur a été doublé par rapport à l’an dernier et atteint désormais un million de livres (un peu plus d'un million de francs suisses). Un symbole fort de l’essor spectaculaire des fléchettes.
La compétition va d’ailleurs encore changer de dimension l’an prochain. Toujours au sein de l’Alexandra Palace de Londres, le tournoi quittera l’aile ouest, qui accueille environ 3000 spectateurs, pour investir la Great Hall. Résultat: plus de 5000 fans pourront assister à chaque session. Les organisateurs se félicitent sur leur site:
Rien d’étonnant, tant ce sport longtemps moqué séduit un public toujours plus large, avec en prime davantage de matchs. Cette année, le nombre de participants est passé de 96 à 128 joueurs.
Une pression devenue étouffante
Mais ce boom a aussi son revers. Nathan Aspinall (34 ans), double demi-finaliste des Mondiaux, l’a confié à Sport1 après son premier match:
Lors de son entrée en lice, «The Asp» a dû s’employer et a senti le poids des attentes:
L’Anglais, qui a souffert de dartitis (un blocage mental propre à ce sport, lire l'encadré plus bas), consulte désormais un psychologue du sport deux fois par semaine et recourt à l’hypnose pour garder le contrôle.
Et ce n’est pas son seul problème. Cet été déjà, il confiait au Guardian: «Tout le monde croit que c’est le rêve, qu’on voyage dans des endroits incroyables. En réalité, c’est très solitaire.» Pour lui, les fléchettes ne sont plus un loisir, mais un travail. Un travail dont l’objectif est clair: gagner le plus d’argent possible.
Durant ces Mondiaux, on a aussi assisté à un craquage monumental: celui de Cameron Menzies après sa défaite au 1er tour. L'Ecossais a frappé violemment plusieurs fois la table où étaient posées les boissons. Juste avant ça, le joueur a même enfoncé sa main sur un engin pyrotechnique, à côté, qui projetait des étincelles pour l'éteindre, de rage. Résultat: Menzies a fini la main en sang et a dû être soigné à l'hôpital, fait savoir RMC Sport. Il s'est excusé pour ce coup de sang avec ces mots:
Le craquage de Cameron Menzies, en vidéo
Champion du monde en 2018 dès sa première participation, Rob Cross a lui aussi surpris en se livrant après sa qualification pour le troisième tour. Confronté à des problèmes mentaux, il avait commencé à prendre des médicaments, avant d’arrêter juste avant ces Mondiaux.
Samedi, Stephen Bunting a fondu en larmes après sa victoire au deuxième tour. «Quand ça ne se passe pas comme prévu, c’est un endroit très solitaire», a-t-il expliqué, ému. «Tu peux parler à ta famille, à ton management ou à tes sponsors. Mais au final, tu es seul face à toi-même.»
Des joueurs affûtés physiquement
Autre évolution marquante: la forme physique prend une importance croissante. Le cliché du joueur de fléchettes en surpoids s’effrite. Luke Humphries, actuel numéro deux mondial, en a fait l’expérience.
Battue de manière surprenante par Paul Lim il y a cinq ans, la future star a alors pris conscience qu’un changement s’imposait. «Je me sentais au bout du rouleau. J’avais l’impression de ne plus être assez bon et d’être proche d’abandonner.» Face à un adversaire de 66 ans, Humphries – qui en avait, lui, 25 – avait payé son manque de condition physique.
Avant de retrouver Lim au deuxième tour cette année, l’Anglais de 30 ans racontait combien cette défaite de 2020 avait été un déclic. Depuis, il a perdu du poids et transformé son mode de vie. Une évolution que l’on observe aussi chez des champions comme Michael van Gerwen ou Gerwyn Price, tous deux visiblement affinés ces derniers mois. Et chez les nouveaux venus, le profil du joueur «à l’ancienne» se fait de plus en plus rare.
Calendrier surchargé et Arabie saoudite
Avec la popularité croissante des fléchettes, le calendrier ne s’allège pas, bien au contraire. Les meilleurs joueurs sillonnent le monde presque toute l’année et les tournois se multiplient, notamment dans les pays arabes.
La PDC (Professional Darts Corporation, l'instance principale) organisera ainsi pour la première fois une compétition en Arabie saoudite l’an prochain. Des rumeurs ont même circulé sur un possible déménagement des Mondiaux au Moyen-Orient.
Ces choix alimentent les critiques contre la fédération. Le joueur irlandais William O’Connor parle d’un système «sans âme»:
Callan Rydz, quart de finaliste l’an dernier, confie de son côté avoir perdu l’amour du jeu à cause d’un calendrier surchargé: «Je n’avais même plus envie de jouer ni de me rendre aux tournois. Mais je me disais qu’il suffisait de gagner quelques matchs pour toucher beaucoup d’argent.»
Nathan Aspinall a donc interpellé directement l’association des joueurs, la PDPA. Il espère qu’elle assumera ses responsabilités et mettra clairement les problèmes sur la table. «Beaucoup de gens souffrent», affirme l'Anglais de 34 ans, qui sait que plusieurs collègues traversent actuellement des périodes mentalement difficiles.
Après la courte pause de Noël, les Mondiaux de fléchettes reprendront dès le 27 décembre. La finale aura lieu le 3 janvier. Et ce soir-là, on saura enfin qui repartira millionnaire.
Contribution: Yoann Graber
