Il y avait un paquet de neige et un grand rayon d'espoir, cette semaine à Lenzerheide, près du chalet de Roger Federer, dans l'extase des alpages féériques et des succès historiques. Toute la Suisse y guettait Marco Odermatt, le seul skieur encore capable de priver Alexis Pinturault du gros globe de cristal. Le Nidwaldien a finalement échoué dans sa quête lors du géant de samedi mais ses résultats, à un âge où l'on est majeur (23 ans), pas forcément vacciné mais plutôt en quête de repères, laissent penser que le meilleur est encore à venir.
Naissance d'un héros national? Marc Biver pédalait sur un home-trainer lorsque nous lui avons posé la question. Il a vite saisi l'enjeu: «Si je vous donne franchement mon avis sur Odermatt, je vais me faire beaucoup d'ennemis.» Mais la franchise ne lui étant pas rebutante, et galvanisé par des bouffées d'endorphine, le faiseur de stars a pensé que cette vaste question pourrait «l'aider à passer le temps».
Mais avant de commencer, petit rappel.
Marc Biver est volontiers esthète, surtout à ses heures perdues. Du haut de son home-trainer, il voit en Marco Odermatt un skieur raffiné, doué d'une espèce de célérité animale, capable de se glisser entre les piquets comme un fauve rampe sans bruit. «Pour juger un skieur, il faut regarder ses pieds. Ceux d'Odermatt sont d'une précision extraordinaire. On a l'impression qu'ils avancent sur des rails. Il y a un côté félin, une souplesse naturelle, dans la façon d'attaquer les courbes et de relancer derrière.»
C'est un garçon toujours joyeux, plein d'astuce et d'espièglerie, qui veut «s'amuser avec les copains et ne pas prendre la vie trop au sérieux», confie-t-il au Tages Anzeiger. «Il a une gueule sympathique, observe prudemment Marc Biver. Il se donne la peine de parler le français, autre bon point. Le problème, c'est que je ne lui trouve pas un énorme charisme. Il n'a pas d'aura, pas du tout, et il n'en peut rien, le pauvre.»
Sur son site internet, Marco Odermatt invite les curieux à poser leur séant, puis leur regard, sur une colline de Nidwald, là où la graine de champion a jailli de terre un matin d'automne (8 octobre 1987), parmi les vapeurs de brume et les arbres centenaires.
Odermatt n'est pas ce que l'on appelle communément, en langage boutiquier, un produit de sa génération. C'est un héros bio, 100% naturel, sans alcool ni fumette. C'est un garçon élevé dans une certaine idée de la suissitude, jusqu'à un syndrome Heidi, voué aux affres de l'authenticité éternelle. «J'espère surtout que son statut ne le changera pas», prie son père sur skiactu.ch.
Cette pureté est-elle pour autant une tare? Avant Odermatt, Vreni Schneider était la reine du tricot, Paul Accola avait pour seule ambition dans la vie de conduire des pelleteuses, Michael von Grünigen a traversé toute une époque sur la pointe des spatules, avec trois fois rien de bonhommie, en parlant comme un talkie-walkie. La Suisse les a peut-être vite oubliés, beaucoup plus facilement que Zurbriggen, Russi ou Collombin, mais pour quelques hivers au moins, elle les a follement aimés.
«Absolument, concède Marc Biver. Odermatt skie super bien et c'est évidemment l'essentiel. Mais s'il s'agit de le comparer à Pinturault, puisque c'est un peu la question du jour, je dirais que les deux personnalités sont très éloignées. Pour moi, Odermatt ne deviendra jamais une star, au-delà de ses talents immenses.»
Les plus anciens verront peut-être une analogie avec le duel Tomba-von Grünigen des années 90, quand les échotiers cherchaient vainement quelque singularité à opposer au tempérament cavaleur du bellâtre, sans jamais déceler la moindre fêlure chez le Bernois à la moustache picobello, affairé à analyser son temps intermédiaire, sa faute sur le haut, son ski intérieur. «C'est toute la distinction à opérer entre un champion et une icône», précise Marc Biver.
Surtout, Odermatt a des extravagances suspectes, selon l'agent suisso-luxembourgeois. «Quand je vois ses post sur les réseaux sociaux, je me dis qu'il est mal conseillé; ou alors, qu'il n'écoute pas les conseils. Ce masque sans dent porté sur le podium: franchement, qu'est-ce qui lui a pris?»
«Et cette publicité pour des produits de piscine: quel rapport avec le personnage et son activité?»
«S'il veut intéresser le grand public, Odermatt doit diffuser un message crédible. Il doit devenir beaucoup plus sélectif dans le choix de ses partenaires, dans ses prises de position, et cesser de prendre toutes les propositions qui passent - à moins qu'il n'en ait pas d'autres, c'est possible aussi. Toute la question est: quelle perception je veux donner de moi-même à long terme?»
On pourrait arguer qu'à ses débuts, Pirmin Zurbriggen n'était pas beaucoup plus fascinant que Marco Odermatt, avec ses leçons de catéchisme et ses rêves de famille nombreuse. «Mais Pirmin était à l'écoute objecte Marc Biver. Il est resté sincère et authentique, avec une personnalité très affirmée. Construire une image crédible, je dirais même conforme, est un processus long et complexe, qui requiert un gros effort de cohérence.»
Reste la question plus générale du ski et de sa résonance au-delà du cirque alpin, dans un espace public saturé. S'il est couronné dimanche, Marco Odermatt posera à côté du grand globe dans la Schweizer Illustrierte, flanqué de sa première «combi» fluo et de son chat pompon (au hasard). Mais parviendra-t-il à émouvoir autant que, avant lui, Pirmin et son ménisque, Lara et son caractère, «Pitsch» et ses colères, ceux que l'on désigne par leur prénom tellement ils nous sont devenus familiers et proches?
«Regardez Marcel Hirscher, continue Marc Biver. Il est le skieur le plus titré de tous les temps mais, en dehors de l'Autriche, plus personne n'en parle. Il va lancer une ligne de vêtements: bonne chance! Soit il est très riche, soit il n'a pas peur de l'échec. Même la marque Killy a fait faillite. En clair, on ne brille pas en société uniquement par des trophées.»
Peut-on pour autant reprocher à Odermatt d'être bien né et bien élevé, catapulté dans une effervescence dont il découvre les codes? «Quand je lis que ce garçon est une icône suisse en devenir, je suis surpris, conclut Marc Biver. Mais quand j'entends que c'est un super skieur et un gars sympa, je suis totalement d'accord pour dire que c'est le plus important. Aucun doute là-dessus.»
Marco Odermatt n'a pas crevé l'écran sur les pistes de Lenzerheide, où certains ont préféré y chercher le chalet de Roger Federer, «la seule icône sportive de dimension internationale», selon Marc Biver.