En gagnant 1251 matchs, Roger Federer a martyrisé beaucoup d'adversaires. On pense par exemple au pauvre Mikhail Youzhny, contre qui le Bâlois présente un bilan de 17 victoires à 0. Le pire dans tout ça? Il ne transpirait même pas. De quoi frustrer encore plus ses victimes qui, elles, étaient souvent en sueur. Gustavo Kuerten – battu par le Maître en 2002 à Hambourg – s'en souvient:
Cette particularité corporelle de Federer – qu'il a expliqué avoir depuis enfant – avait même de quoi lui donner un petit avantage pendant les matchs, quand on connaît l'importance du mental en tennis. Bien que totalement indépendante de la volonté du Bâlois, évidemment, elle envoyait un message à son opposant, du genre: «Je n'ai pas besoin de courir pour te battre, alors que toi tu te démènes. Et moi, je reste frais, je ne suis pas fatigué et je peux donc tenir encore longtemps physiquement».
Une telle interprétation pouvait affecter le moral de l'adversaire et avoir, du coup, un impact direct sur le jeu. Ce n'est pas pour rien si les entraîneurs préconisent à leurs jeunes protégés de ne pas montrer leurs émotions pendant un match, ou alors seulement quand elles sont positives. Parce que le tennis est aussi un combat psychologique, dans lequel le langage corporel a son importance.
Autre privilège de ne pas suer abondamment: le confort. Il n'est pas du tout question de coquetterie, mais bien de conditions optimales pour jouer. Avec des mains moites, tenir une raquette de tennis devient tout de suite plus compliqué. Le manche glisse et rend l'exécution du coup beaucoup moins précise, avec un gros risque de faire une faute.
Ivan Lendl en sait quelque chose: l'ex-numéro 1 mondial (1983), dont les mains suaient beaucoup, jouait avec de la magnésie dans sa poche de short et l'utilisait, à la manière des gymnastes, pour mieux agripper sa raquette. Avec le frottement entre le manche et des mains humides, des cloques peuvent aussi se former. Et elles sont l'un des pires ennemis des tennismen et tenniswomen!
.@MariaSharapova & @rogerfederer talked peRFection at the @BrisbaneTennis Summer Nights party & it got #awkward pic.twitter.com/hyvJZhviVm
— #AusOpen (@AustralianOpen) January 2, 2016
Les yeux ne sont pas non plus épargnés par la transpiration. Tout le monde a déjà expérimenté le désagrément – et même la douleur – quand une goutte tombe dedans. Ça pique, ça oblige à fermer les yeux et, forcément, ça gêne la vue. Autant dire que devoir frapper des balles, se déplacer ou observer l'adversaire les paupières baissées n'est pas l'idéal... Mais bon, Federer, lui, ne pouvait donc même pas utiliser cette excuse quand il boisait son revers.
Au-delà des avantages pratiques de ne pas (ou peu) transpirer, il y a aussi l'image dégagée au public. Et surtout aux sponsors. Ceux du Bâlois ont construit leur marque sur des valeurs comme le raffinement et l'élégance, deux concepts pas franchement transpiro-friendly. Parmi ces partenaires, il y a, notamment, Rolex, le champagne Moët & Chandon, Mercedes-Benz et le Crédit Suisse. Chez Roger Federer, tout collait pour devenir leur égérie: le jeu plein de grâce, bien sûr, mais aussi son apparence extrêmement soignée, qui ne laissait même pas un cheveu – sec, ça va de soi – s'échapper du bandeau en plein combat intense contre Nadal ou Djokovic.
Cette quasi-absence de sueur du Maître a contribué à forger son mythe. Celui d'un joueur pour qui tout est facile. Au point, presque, d'y voir un don divin. Certains ont osé la comparaison. Et même l'assimilation. Dans son roman Un traître à notre goût (2010), l'écrivain britannique John le Carré dépeint une scène où les personnages assistent à la finale de Roland-Garros 2009, gagnée par Federer contre Soderling. Dans la description qu'il fait du Bâlois sur le terrain, il écrit: «God does not sweat» («Dieu ne transpire pas»).
Paradoxalement, Roger Federer a parfois été dérangé par cette caractéristique. Après avoir remporté l'Open d'Australie en 2017, il confiait que cette impression d'aisance ne représentait pas toujours un avantage pour son image:
Federer ne transpirait pas, mais il donnait des sueurs froides à ses adversaires. Et aussi aux journalistes, quand ceux-ci devaient trouver des titres à leurs articles. Impossible d'utiliser les banals – mais ô combien pratiques quand l'inspiration ne vient pas – «Federer a transpiré» ou «Federer a dû mouiller le maillot» pour signifier qu'il avait eu du fil à retordre. Au risque de ne pas être crédible.