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Quand Roger Federer était encore têtu et colérique

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Têtu et colérique, la face oubliée de Roger Federer

Les hommages décrivent un joueur leste, voire lisse, pour lequel tout aurait été facile. Cette perception reste le plus gros malentendu dans l'histoire (très tourmentée) de Roger Federer.
16.09.2022, 18:4217.09.2022, 11:46
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A l'âge de quatorze ans, la remarque qu'il haïssait le plus était un compliment: «Tu deviendras n°1 mondial». Ou encore: «Tu gagneras 20 Grand Chelem». Pendant des années, Roger Federer n'a vu dans ces prophéties que des commérages idiots, au mieux de l'esbroufe, au pire de la flagornerie, mais sans en dénier le pouvoir de nuisance.

«Les attentes étaient énormes. Comment peut-on prédire à un gamin de quatorze ans qu'il remportera plein de Grand Chelem? Je ne pouvais que décevoir»
Roger Federer en 2012

A cet âge-là, celui de ses fébrilités post-pubères, Roger Federer se savait encombré d’un talent providentiel dont il ne savait pas toujours que faire, et dont, secrètement, il redoutait de ne pas être digne. Il était acculé à l'excellence. En bon poète maudit, il aurait pu boire pour oublier, empiler les bouteilles de whisky comme Agassi ou les estagnons d'oranges pressées comme Patty Schnyder, mais il a choisi de tout casser.

«Roger avait une attitude de morveux, d’enfant gâté», décrivait Peter Lundgren, l’un de ses premiers mentors, dans un long entretien à L'équipe magazine. «Au Centre national d’Ecublens (VD), il pleurait beaucoup, notamment quand il perdait. Il cassait des raquettes. Il était régulièrement viré de l’entraînement mais il n’en avait rien à cirer», attestait son compagnon de chambre Yves Allegro.

Roger Federer of Switzerland reacts after he defeated his compatriot Michel Kratochvil 7-6, 6-4, 2-6, 6-7, 8-6, during their third round match at the French Open tennis tournament at Roland Garros sta ...
L'ancien Roger Federer.Image: AP

Les hommages qui, aujourd'hui, glorifient l’œuvre du Maître et son calme très helvétique, quasi atavique, ont déjà tout oublié. Quand nous les avions interrogés en 2013, aucun de ses camarades d'Ecublens, pas un seul, n'avait côtoyé ce Federer-là. Ils l'ont découvert comme tout le monde dans le journal, au gré de ses transformations successives.

Avec une certaine tendresse, mais toujours quelques crispations, la plupart décrivaient «une grande gueule de Suisse tot’», avec des blagues potaches ou regrettables (sa spécialité: chat-bite), une coupe de cheveux suicidaire et des goûts musicaux atroces (texto: «une vieille techno commerciale»). Tous racontent un genre de teuton flingueur, fâché avec les règles et content de lui. «Mais au fond, terriblement attachant.»

Le témoignage de Bogdan Nunweiler est particulièrement intéressant dans le sens où de nombreuses personnes continuent de penser 28 ans après, en toute bonne foi, que le Lausannois était plus doué encore:

«Roger était colérique, intenable. Il avait un caractère fort et essayait de s’affirmer par tous les moyens. C'était le genre de nigaud qui prend la place d’un "grand" à la cafétéria, et n’en a rien à battre. Il a pris de belles secouées. En gros, ce n’était pas le garçon le plus sérieux de la terre. Je suis épaté comme, brusquement, il est devenu professionnel.»
Bogdan Nunweiler, 2013, dans Le matin dimanche

Alexandre Strambini est «le grand» dont Roger Federer avait chipé la place. «Je l’ai remis à la sienne», en rit le Jurassien. «Il y a eu des larmes. Roger n’avait pas grand-chose à foutre de pas grand-chose, il partait dans tous les sens. C’était un drôle de gamin, heureux sur terre, toujours le sourire. Grande gueule mais fondamentalement gentil.»

Les années Ecublens.
Les années Ecublens.

«Emotif», «très vite fâché», «pas concentré», Roger Federer «faisait des trucs bizarres» et était «de corvée de nettoyage presque chaque semaine». Peter Lundgren conclut avec compassion: «Au fond, c'était un chic type. Il souffrait simplement de ce don qui le sortait de la norme, et ressentait le besoin de le justifier en tout temps par des gestes grandioses. Roger culpabilisait d’échouer. Sur le court, il se traitait constamment de minable».

Tricherie et crises de nerfs

Il osait tout et pouvait tout. A contrario, il ne gagnait pas toujours. Plus que l'énerver, ses échecs semblaient le renvoyer aux attentes bientôt impatientes; à son héritage, ses facilités, ses privilèges de virtuose. A travers sa raquette, c'est un peu sa guitare qu'il semblait casser, moins pour paraître rock n'roll que pour arrêter de jouer. C'est sa condition de prodige qu'il semblait envoyer valser. Ce sont un peu les prophètes qu'il espérait toucher, sans nécessairement les viser.

Et néanmoins, depuis tout petit, Roger Federer était trop conscient de son talent pour envisager la défaite avec sérieux, autrement que comme une anomalie. Sa sœur raconte qu'il «trichait même à des jeux de société comme "Hâte-toi lentement"» et que quand «il perdait, il envoyait les pièces à travers le salon».

Le best of de ses colères

Roger Federer était fort au tennis, au football, au ski. Doué en tout, avec cette dimension stylistique qui le place au-dessus des autres. Seul. «La nuit, après une défaite, je pleurais et je donnais des coups de tête dans mon oreiller. Un moment, j’ai pensé que j’étais peut-être cinglé. Mais des amis m’ont dit que leur petit garçon faisait pareil.»

Tout l’enjeu, pour la réputation de Federer, n’a jamais consisté qu’à pérenniser une forme de brio, tout en combattant sa banalisation par le grand public. «Quand Roger a humilié Lleyton Hewitt en finale de l'US Open, tout le monde a pensé que c'était facile», rappelle Jim Courier sur ESPN, insinuant que ça ne l'était pas.

Trop de talent tue le talent. L'agilité, quand elle atteint ce degré de maîtrise, devient inaccessible à l'identification, donc à l’empathie. Federer était-il incompris? Aux yeux de ses semblables, il était d'abord un surdoué pathologique. Mi-homme, mi-créature (il emploiera lui même le terme de «monstre»). Quelque chose d’odieux et de divin à la fois.

En 1999, il a failli arrêter

Les hommages ont aussi oublié cette fameuse année que chantait si bien Prince, mais où l'artiste Federer a déchanté devant les basses contingences d'une adversité plus tenace, plus dure et plus pugnace. «Je suis entré très vite dans le top 300 et, brusquement, je n’ai affronté que des adversaires mieux classés. J’ai perdu. Je n’ai pas pris l’entraînement au sérieux car j’ai pensé qu’il ne pouvait rien m'arriver. A force, j’en ai eu assez. J'ai failli tout arrêter.»

Mats Wilander l'expliquait avec tact dans un grand dossier que L'équipe magazine consacrait au «complexe du surdoué», allusion claire à Marat Safin et Roger Federer: «Les surdoués oublient souvent que, face à eux, il y a un joueur. Quand la balle revient, ils sont étonnés. Quand elle revient trop souvent, ils s’agacent et finissent par solder, pour ne pas endosser la responsabilité d’être battus».

Cheveux longs, idées courtes, le jeune Maître s'est encore embrigadé dans un conflit ouvert avec Jakob Hlasek, son capitaine de Coupe Davis, dont il a repoussé les remarques et la présence gênante devant des milliers de témoins. «Depuis, Roger a appris à éviter les polémiques car il déteste ça. Mais il a toujours su jouer de son influence en coulisses», rapporte un ancien adversaire.

Swiss Roger Federer grimaces in front of his captain Jakob Hlasek having a rest in the play vs Arnaud Clement, during the 4th quarter-final Davis Cup tennis game Switzerland vs France, in Neuchatel, S ...
En «discussion» avec Jakob Halsek.Image: KEYSTONE

Des débris et un déclic

Si l'enfant prodige colérique est devenu un grand champion ascétique, c'est parce qu'un jour, son jour de vérité, il a eu honte de lui. «J’ai cassé une raquette à Hambourg en 2001 et ce jour-là, j’étais tellement dépité de mon comportement que j’ai décidé de changer.»

«A Hambourg, j’ai pris conscience que je ne pouvais pas continuer à hurler comme un idiot, à commenter chaque faute à voix haute et à détruire mes raquettes. Je devais grandir et apprivoiser ma frustration. Je ne sais pas si les gens se souviennent de moi à l’époque mais j’étais quelqu’un de triste. Puisque j’étais perfectionniste, je ne supportais pas l’erreur. Je pleurais souvent. Aujourd'hui, je suis beaucoup mieux dans ma tête. J’oublie un échec en cinq minutes.»
Roger Federer en 2011

Hambourg a tout changé. D'un coup de raquette magique, en une furie incantatoire, Federer s'est métamorphosé. «Après avoir cassé cette raquette, Roger s’est juré de devenir adulte. Il a décidé de mûrir. De prendre le contrôle de ses nerfs et de sa carrière», racontait encore Yves Allegro en 2009. Cette raquette, désormais relique, serait exposée chez un serrurier de Baden-Baden.

Trois ans chez le psy

Avant de songer à battre ses rivaux, Roger Federer a dû vaincre ses propres ambivalences. «J’aime ce sport et, jeune, je ne l’ai pas assez montré. A cet égard, je nourris des regrets irréparables sur ma carrière», confessait-il en 2013.

Pour devenir le gendre idéal que les hommages racontent avec amour, Federer a passé trois ans chez le psy, trois années auprès de Christian Marcolli, un ancien espoir du FC Bâle dont la carrière fut arrêtée nette par un genou fragile, lui aussi. Marcolli est un chambreur, comme Federer. Mais c'est surtout un gros bosseur, doué d'une intelligence fine.

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Un rage enfouie; le plus souvent.Image: EPA

Conscient qu'il devrait s'endurcir, se surpasser au delà de l'aisance, l'artiste a surmonté docilement son aversion pour l’entraînement. «Certains joueurs ne savent pas travailler. J’étais de ceux-là», avait reconnu Federer dans une interview croisée que nous avions organisée avec Stan Wawrinka. «Pour être honnête, je tenais une heure, puis je commençais à disjoncter. J’aurais voulu avoir cette faculté de travailler dur, comme Stan. J’aurais certainement percé plus vite.»

Roger Federer s’est infligé une rigueur. Il s'est construit un masque de cire. Il a renoncé à la liberté de s’émouvoir, à la nécessité de s’épancher. Il s'est distancé de sa singularité à renfort de formules types («very tough game») et d’éloges appuyés sur des adversaires inopérants («fantastic player»). Il a eu cette phrase que certains ont jugée maladroite, d'autres symptomatique, après une victoire 6-3 6-0 6-0 contre Juan Martin Del Potro à l'Open d'Australie 2009: «Pour jouer comme ça, il n’y a pas vraiment de secret. Il faut travailler dur et avoir beaucoup de talent...» Puis d'ajouter: «J'ai atteint une plénitude rare».

Il est resté têtu, orgueilleux; mais les champions ne naissent pas dans les choux-fleurs. Il a mis des années à se séparer de la raquette de ses débuts, malgré les suppliques de son conseiller Séverin Lüthi, malgré ce petit tamis (le plus petit du circuit!) qui lui imposait un déficit de puissance et un placement extrêmement précis, intenable dans la durée (même pour un virtuose).

«Cette raquette est assez semblable à celle qu’utilisait Sampras… il y a 20 ans. On peut se demander si elle n’est pas dépassée, mais Federer pense qu’en changer le perturbera grandement. Personne ne le convaincra du contraire»
Eric Babolat, président de la marque concurrente, en 2012

Le tennis est fourbe: iI demande d'exécuter, et en même temps, d'inventer. De travailler et de jouer. C'en devient presque de la démence: le tennis réclame une quête acharnée de perfection, mais tait prudemment des inclinations utiles pour l’extravagance. Il requiert l’asservissement d’un chien de cirque et la créativité d'un danseur classique. Roger Federer, par une espèce d'opiniâtreté insoupçonnée, a réussi à devenir tout ça. Maître du jeu. Mais aussi de son grand destin.

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