Les débuts de Roger Federer à Wimbledon étaient ceux d’un être fragile, traversé de doutes existentiels, les épaules voûtées par le poids de l’histoire. Il y avait tout un contexte, évidemment: le lieu, l’attente, la solennité de l’instant, le manque d’exercice et de repères, la nervosité, un gaucher, un terrain glissant. La peur, un peu. Forcément.
Mais ces débuts sur les pattes arrières représentent aussi une inclination suspecte. Ils trahissent les ambitions inavouables d’un champion qui, à force de battre tous les records, a appris à compter, et vit avec l’exigence d’un standard élevé. C’est quand il joue librement, sans arrière-pensée liée à l'enjeu ou à la conséquence, que Roger Federer est le meilleur. Il ne devrait jamais en être autrement. Mais comment s’affranchir de son propre destin?
De la même manière que les artistes s’émancipent des basses contingences, dussent-ils planer, samedi, pendant deux sets survolés le coeur léger, Roger Federer est resté dans le registre de la création pure, moins économe de ses effets, moins gestionnaire dans ses choix.
Il a fallu une fin de troisième set un peu bâclée, un peu étourdie, pour que le Maître revienne à une forme de repli sur soi - certes moins prononcée que ces dernières semaines - un tennis appliqué et crispé qu’il ne pourra pas reproduire en deuxième semaine, face à une concurrence plus effrontée. «Roger doit rester spontané», l’exhorte Tim Henman sur BBC. Mais comment exiger d’un joueur qu’il conserve une forme de relâchement, de dégagement, sans toucher aux sophismes de l’injonction paradoxale?
Federer sait tout cela. Il en parle même de plus en plus volontiers et, samedi, il en a fait un laïus:
La prudence qu’il manifeste en certaines circonstances, et en particulier sur les balles de break, avec un retour de service qui épouse des réflexes pusillanimes, tient moins à ses capacités physiques du moment, à ses pseudo-mollesses de quadra cacochyme, qu’aux effets inhibants de l'âge.
Si un peu de retenue est sage, voire salutaire, au stade purificatoire de la maturité (ce que d’autres appellent le stade jubilatoire de la désillusion), elle ne revêt aucune utilité dans le tennis, encore moins pour un joueur aussi instinctif, doué d’une promptitude animale.
Federer l’a reconnu avec une sincérité troublante, en mai dernier, dans un entretien passionnant avec son ancien partenaire d'entraînement Mathieu Aeschmann, aujourd'hui journaliste à Sport-Center:
C’est là une différence fondamentale, encore, avec ses rivaux historiques: Nadal n’a jamais caché qu’il aimait davantage la compétition que le tennis, tandis que Djokovic s’est construit dans l’adversité, en temps de guerre, avec un formidable instinct de survie. Dans l’approche psychologique, les deux hommes imposent un défi auquel Federer, tout en maîtrise et en dextérité, ne répond qu’incomplètement: la nécessité de se transcender au-delà de l’aisance.
Peu à peu au fil de sa carrière, le Bâlois fut dominé en force de conviction par des adversaires que, cependant, il surclassait techniquement et physiquement - aussi sans doute parce qu’il est issu d’une culture du compromis, et qu’il a reçu une éducation bourgeoise, dans des valeurs de respect et de compassion.
Il en fit le pénible aveu en 2015 déjà, dans le «New York Times»:
Une année et demie plus tôt, Roger Federer engageait Stefan Edberg, son ancienne idole, à titre de conseiller personnel. Une petite voix lui disait déjà qu’il était timoré mais il avait besoin de l’entendre de l’ange blond, pour que cette parole devienne sacro-sainte.
A son entrée en fonction, Edberg avait reçu quelques journalistes suisses dans les jardins de Melbourne, et nous avait expliqué:
A ce moment-là, le Maître ne jouait plus vraiment le jeu. Il briguait des titres, convoitait des records, accumulait des points ATP et gérait des échéances. La fougue de Nadal comme la combativité de Djokovic sanctionnaient ses avidités de gestionnaire.
Depuis toutes ces années, dans ce qu’il présente aujourd’hui comme le grand combat de sa carrière, Federer doit résister à la tentation d'être prudent et calculateur, jusqu’à une possible lâcheté. Il est voué à défendre farouchement des restes d’enfance, un appétit au risque, une nécessaire envie d'épater. Une âme d'artiste, au fond, dans la vanité un peu primitive de gratter des cordes et d’en sortir des effets géniaux.
La référence absolue reste l’Open d’Australie 2017, où Federer avait débarqué de sa montagne après plusieurs mois de convalescence, sans la moindre attente, jusqu’à une probable insouciance. Il avait terrassé Nadal en finale et remporté le tournoi à la surprise générale - à commencer par la sienne.