On dit de certains titres qu'ils ont une saveur particulière. C'est très vrai pour celui remporté par Priscilla Morand, le 27 novembre à Bienne. Ce jour-là, la Vaudoise est devenue championne de Suisse... sans affronter la moindre adversaire.
Contactée par téléphone, Priscilla Morand ne sait toujours pas que penser de son neuvième titre national, le premier obtenu sans effort. Ses adversaires ont-elles refusé de venir par crainte de prendre une rouste? Elle rit: «Non, quand même pas». A-t-elle tout de même le sentiment de mériter sa récompense? La réponse est oui. Clairement.
Elle l'a reçue en mains propres sur le podium, au terme d'une étrange cérémonie. «Ça faisait un peu bizarre d’être toute seule. Les organisateurs ne mettent pas l’hymne suisse, heureusement, sinon ça aurait été un peu long pour moi!»
Comment en est-on arrivé là? Comment un titre de champion national d'une discipline qui a fourni à la Suisse de grands champions (Aschwanden, Chammartin, Schmutz, Tschopp, Göldi etc.) peut-il s'obtenir en faisant acte de présence?
Interrogé par watson, le responsable des manifestations pour la Fédération suisse de judo et ju-jitsu décrit des circonstances exceptionnelles. «Avant la compétition, il y avait cinq combattantes engagées en -48 kg, retrace Alexis Landais. Mais j’ai eu trois désistements pour blessure et une personne ne s’est pas présentée.» Quand on lui demande comment une sportive peut refuser de défendre ses chances à un tel niveau de compétition, il fournit une autre explication, non moins exceptionnelle: «Il y a eu très peu de tournois rankings cette année en raison du Covid. J'avais donc ouvert les sélections à toutes les personnes qualifiées en 2019. Il se peut que certaines aient arrêté le judo depuis, ou n’aient pas repris la compétition assez tôt pour être compétitives».
Priscilla Morand (Judo Club Morges) aurait tout de même voulu combattre. Elle a demandé aux organisateurs la permission de s'inscrire dans la catégorie supérieure (-52 kg), où sa taille et son poids l'auraient de toute évidence désavantagée. Refus net d'Alexis Landais: «Les montées et les descentes de poids ne sont pas autorisées en élites».
Une décision que comprend et soutient Sergei Aschwanden, président de la Fédération. «Si vous changez les règles du jeu en cours de route, peu importe les raisons, vous créez un précédent qui légitimera les exceptions des autres.» Le dirigeant et ancien champion estime tout de même qu'il lui faudra peut-être «modifier une ou deux règles pour permettre à un athlète qui est seul dans sa catégorie de pouvoir combattre dans celle du dessus».
Il en va aussi de la crédibilité du judo.
Pour qu'il n'y ait plus de titre sans combat, plus de médaille sans sueur, deux solutions peuvent être envisagées à court terme. Mais Sergei Aschwanden en décèle rapidement les limites:
Une troisième voie pourrait s'ouvrir, mais elle réclame du temps et beaucoup d'investissement. Elle consisterait à élargir la base, soutenir la relève. Bref: attirer les jeunes dans les clubs de judo. Surtout les filles, trois fois moins nombreuses que les garçons. Priscilla Morand en appelle à un changement des mentalités. «Beaucoup se disent que le judo est un sport de garçons, que c’est dangereux. Mais pas du tout: le judo est une école de vie, il nous fait grandir.»
Pour le responsable des manifestations au sein de la Fédération, le plus difficile n'est pas d'attirer. Mais de garder.
Le contexte est difficile: les chiffres de la Fédération révèlent une diminution du nombre de licenciés ces dernières années.
Ces statistiques traduisent une tendance que Sergei Aschwanden connaît bien. Et nuance. «Passablement d’enfants font du judo à l’école. Or, ils ne sont référencés nulle part au sein de notre Fédération (FSJ). Nous avons par ailleurs un nombre assez conséquent de licenciés qui ne se déclarent pas auprès de nos bureaux.»
La Fédération estime que la moitié des judokas du pays (entre 12 000 et 14 000 pratiquants) n'apparait pas dans ses registres et ne paie donc pas de cotisation. Son président a vite fait le calcul: «Si vous doublez le nombre de membres, vous doublez votre budget. Vous disposez ainsi de moyens plus conséquents pour promouvoir votre discipline».
Ces montants, si on les multiplie par le nombre de judokas pas encore enregistrés auprès de l'instance nationale, pourraient représenter un total de près de 100 000 francs. Un trésor de guerre que la Fédération pourrait en partie exploiter dès 2022, puisque tous les clubs se sont engagés à fournir les identités de leurs membres, même s'ils ne sont que débutants et même s'ils ne font pas de compétition.
«Les clubs ont été opaques jusqu'à présent. Ils voulaient éviter de demander à leurs jeunes de payer des frais supplémentaires pour ne pas les perdre», nous avoue un dirigeant romand. «On essaie un autre concept l'année prochaine. C'est une idée, on verra. Notre discipline est faite de mouvements. On ne peut pas rester statiques.»
Sinon, autant récompenser ceux qui ne bougent pas!