Ces deux parias ont révolutionné la voile mondiale
La nouvelle est tombée en marge de la toute première étape suisse du SailGP, ce week-end à Genève: l’équipage Artemis Racing revient à la compétition. Mais il ne s'engage pas, du moins pour l'instant, dans une nouvelle campagne de la Coupe de l'America. Il rejoint plutôt le circuit SailGP en tant que treizième équipe.
Certaines sources assurent que les Suédois ont déboursé au moins 60 millions de dollars pour intégrer la ligue, un investissement révélateur du succès grandissant et du fort potentiel de cette série qui a le vent en poupe depuis son lancement en 2019.
De l’America au SailGP, bien d’autres skippers ont franchi le pas avant eux, à commencer par les fondateurs du circuit: la légende de la voile Russell Coutts et le milliardaire Larry Ellison, dont l'histoire avec la Coupe a certes été couronnée de succès, mais a aussi été ponctuée de différends.
Quintuple vainqueur de la plus vieille compétition sportive au monde, Russell Coutts a été licencié par Alinghi peu après le sacre de 2003. Raison évoquée: des manquements répétés à ses obligations et des absences injustifiées. Dans les faits, le barreur néo-zélandais, mécontent du management d’Ernesto Bertarelli et de l’orientation prise en vue de l’édition 2007, était en conflit avec le propriétaire du défi suisse. En parallèle, Coutts travaillait sur un projet ambitieux qui ne plaisait guère à Alinghi: la création d’une Ligue mondiale de voile, pensée pour rendre ce sport plus spectaculaire, attractif et accessible. Le skipper envisageait un circuit permanent, capable de fonctionner sans le soutien des mécènes.
La brouille entre les deux hommes était telle que le milliardaire suisse prit les mesures nécessaires pour empêcher son ancien poulain de participer sous un autre syndicat à la Coupe de l’America 2007. Coutts n’était pas le bienvenu.
Son projet de ligue mondiale n’ayant pas abouti, le Néo-Zélandais a fini par rejoindre Oracle, le défi américain mené par Larry Ellison, milliardaire animé par l’ambition de dépoussiérer la Coupe de l’America.
Ensemble, Coutts et Ellison ont remporté l’édition 2010, disputée exceptionnellement sur des multicoques, une rupture avec la tradition, puisque la plus ancienne compétition sportive au monde repose historiquement sur l’usage de voiliers classiques. Ce changement radical est intervenu après qu’Alinghi a rédigé un protocole avec un challenger espagnol fantôme, lui permettant de fixer ses conditions. Mais le tribunal de New York a jugé la société nautique espagnole illégitime, ce qui, au terme d’une longue bataille juridique, a permis à BMW Oracle de devenir le challenger. Faute d’accord entre les deux yacht clubs, la Coupe de l’America 2010 s’est donc disputée en tête-à-tête, sur des multicoques imposés par le défi américain.
Derrière ce choix se cachait une volonté claire de contrecarrer les plans d'Alinghi, les deux équipages étant alors en conflit ouvert depuis des mois. Mais c’était aussi une manière de moderniser l’événement. D’ailleurs, lors des deux éditions suivantes (2013 et 2017), la Coupe de l’America s’est jouée sur des catamarans à foils, relativement similaires aux F50 aujourd’hui utilisés en SailGP. Larry Ellison appréciait leur vitesse, mais aussi leur capacité à naviguer en eaux peu profondes, et donc à évoluer au plus près des côtes. Une vision loin d'être partagée par les puristes.
Vitesse, excitation, danger – surtout après le décès d’Andrew Simpson sur Artemis Racing: la Coupe de l’America risquait de basculer vers le divertissement grand public, oubliant son caractère feutré, son histoire élitiste et ses codes de gentlemen. C’en était trop pour le patron de Prada, Patrizio Bertelli, qui retirait le défi italien et misait tout sur l’équipage kiwi pour remporter l'édition 2017, puis faire pression en faveur d’un retour aux monocoques. Mission réussie.
Battus, Ellison et Coutts décidèrent de prendre leurs distances avec l'épreuve et lancèrent deux ans plus tard le SailGP: un circuit conçu pour offrir ce que la Coupe de l’America ne parvient pas réellement garantir, à savoir des régates courtes, ultra-rapides et spectaculaires, se déroulant près des côtes garnies de tribunes, un calendrier annuel dense, un règlement stable et compréhensible, ainsi qu’une réelle équité entre concurrents, tous équipés du même bateau.
La série a désormais grandi et continue d’étendre son nombre d’équipages et d’étapes à travers le monde, tout en affichant une santé économique solide. Elle serait déjà en passe d’atteindre le seuil de rentabilité, après de lourds investissements initiaux, notamment pour financer les équipes, désormais orientées vers la privatisation. SailGP cède en effet des franchises exploitables sur plusieurs années contre des millions. Autres sources de revenus pour le circuit: la commercialisation des étapes auprès des villes hôtes et le sponsoring (Rolex est partenaire-titre de l'événement). Il y a aussi, dans une moindre mesure, les droits TV, la série étant télégénique et diffusée à l'international.
Les franchises, elles aussi, parviennent à se stabiliser malgré un ticket d’entrée en constante augmentation et des coûts d’exploitation supplémentaires. Portées par des sponsors séduits par un excellent rapport coût-bénéfice, elles attirent également des investisseurs de renom tels que Kylian Mbappé (France), Lindsey Vonn (Etats-Unis), Sebastian Vettel (Allemagne), ainsi qu’Hugh Jackman et Ryan Reynolds (Australie). Preuve que les équipes du SailGP sont capables ou ont le potentiel de générer des profits, là où celles de la Coupe de l’America, dont les budgets peuvent atteindre des sommets, dépendent essentiellement de mécènes focalisés sur le prestige plutôt que la rentabilité.