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La Suisse fait face à un «changement de la géopolitique»

Le conseiller fédéral Martin Pfister est dans une situation délicate: il doit fournir au Conseil fédéral une liste de tous les projets d'armement d'ici fin janvier.
Le conseiller fédéral Martin Pfister est dans une situation délicate: il doit fournir au Conseil fédéral une liste de tous les projets d'armement d'ici fin janvier.Image: Peter Klaunzer / Keystone
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«Au moins, nous pourrons remettre la Suisse à Poutine sans dettes»

Depuis le début de la guerre en Ukraine, les élus chargés de la politique de sécurité suisse multiplient les propositions pour davantage de moyens pour l’armée. Mais ces propositions se heurtent presque toujours à la politique financière du pays. Voici pourquoi.
15.12.2025, 18:5515.12.2025, 18:55
Othmar von Matt / ch media

Depuis 1989, les avertissements adressés au Conseil fédéral n’ont jamais été aussi clairs. Dans la nouvelle stratégie de politique de sécurité présentée vendredi, il est question d’un «changement fondamental de la situation géopolitique».

La Russie pourrait intensifier ses actions hybrides à partir de 2028 et attaquer d’autres Etats en Europe. Pour la Suisse, la situation sécuritaire s’est «considérablement détériorée».

Une échéance manquée pour Martin Pfister

Le gouvernement approuve certes ce rapport sensible présenté par le ministre de la Défense, Martin Pfister. Mais il ne veut pas accorder davantage de moyens à l’armée, alors même que le conseiller fédéral souhaite relever la TVA de 0,5%. Cette réticence tient à un manquement du ministre. Alors que le monde politique le réclame précisément depuis l’époque de Viola Amherd, il n’a pas fourni à ses collègues la liste des achats d’armement prévus pour les prochaines années.

Le Conseil fédéral impose donc une sorte de devoir supplémentaire à Martin Pfister. Ce dernier doit livrer cette liste d’ici fin janvier et répondre à trois questions.

  1. Quels systèmes l’armée entend-elle acquérir?
  2. Quelle priorité leur accorder?
  3. Et comment doivent-ils être financés?

Une solution toute trouvée pourtant rejetée

Cet exemple illustre deux réalités. Premièrement, la sécurité est souvent freinée par la politique financière. Le frein à l’endettement reste plus important que des crédits supplémentaires pour l’armée. Deuxièmement, la politique de sécurité porte une part non négligeable de responsabilité dans cet état de fait.

Cela se vérifie aussi à travers un exemple tiré du Conseil des Etats. Lors du processus budgétaire de la session de décembre, la conseillère aux Etats Andrea Gmür (LU/Centre) a proposé d’attribuer à l’armée les 300 millions de francs d’impôts que la Confédération a reçus de manière inattendue du canton de Genève. Les moyens de l’armée, faisait-elle valoir, étaient «de loin insuffisants» au vu de la menace qui s’était dramatiquement aggravée.

Pour les partis bourgeois, faire passer cette revendication sécuritaire aurait été chose aisée. Le Centre, le PLR et l’UDC disposent ensemble au Conseil des Etats d’une confortable majorité de 34 voix sur 46.

Pourtant, la proposition d’Andrea Gmür a échoué face à une majorité tout aussi confortable, par 13 voix contre 30. Que s’est-il passé? L’analyse du vote fait apparaître trois enseignements.

Les raisons derrière ce net rejet

  • Premièrement, les principaux responsables de la politique de sécurité du centre-droit soutenaient la proposition d’Andrea Gmür. Mais ils étaient en minorité à cause d'une alliance contre nature entre des politiciens bourgeois spécialisés dans les finances et des critiques de gauche de l’armée.
  • Deuxièmement, le Centre s'est lui-même neutralisé, alors même que la motion émanait de ses propres rangs. Six membres du Conseil ont voté avec Andrea Gmür, six contre elle.
  • Troisièmement, parallèlement au refus d’accorder des millions supplémentaires à l’armée, le Conseil des Etats a décidé de «parquer» la majeure partie des fonds genevois dans l’assurance-chômage. Le Parlement pourra ainsi utiliser ces montants ultérieurement pour d’autres objectifs. Un tour de passe-passe financier, en somme.

Conseiller aux Etats Verts et nouveau président de la commission de la politique de sécurité, Mathias Zopf explique:

«Les partisans de l’armée ont manqué un penalty tiré dans un but vide»

Il ajoute:

«Il est étonnant que de nombreux élus bourgeois aient rejeté la proposition. On aurait pu accélérer l’acquisition de matériel d’armement déjà autorisée.»
Le conseiller national vert Mathias Zopfi commente la décision du Conseil des Etats de ne pas attribuer les 300 millions de francs genevois à l'armée.
Le conseiller national vert Mathias Zopfi commente la décision du Conseil des Etats de ne pas attribuer les 300 millions de francs genevois à l'armée.Image: Alessandro Della Valle / Keystone

Pour le spécialiste des finances Benedikt Würth (SG/Centre), la décision est elle aussi «incompréhensible du point de vue de la politique de sécurité comme de la politique financière». Il précise:

«L’armée présente un excédent de planification de 700 millions de francs»

Une question se pose alors. Pourquoi la politique financière des partis bourgeois prend-elle à ce point le pas sur la politique de sécurité du centre-droit?

L’impuissance de la politique de sécurité

Ces dernières années, les interventions d'élus du centre-droit en faveur d’une augmentation du budget de l’armée ont été innombrables et émanaient souvent du Centre. Il y a en a eu de la part de Viola Amherd elle-même, du conseiller national Martin Candinas (GR/Centre) et de la conseillère aux Etats Marianne Binder-Keller (ZH/Centre), tous en faveur d'un fonds dédié.

Benedikt Würth était intervenu en faveur la TVA, Andrea Gmür avec l'argument de l'obligation de sécurité.

Toutes ces tentatives se sont heurtées à l'argument de la politique financière. La politique de sécurité manque de vision stratégique et de réseaux solides, en particulier au-delà des frontières qui séparent les deux Chambres.

La proposition d’Andrea Gmür, qui portait sur 300 millions de francs, en est une illustration. Elle aurait été déposée trop tard et sans alliance préalable, relèvent aussi bien des responsables de la sécurité que des spécialistes des finances. Et elle a mis en lumière l’échec de la politique de sécurité du Centre. Certes, Andrea Gmür avait annoncé son initiative au sein de son groupe parlementaire, mais le conseiller national Reto Nause (BE/Centre), également président de l’Alliance sécurité Suisse, a précisé: «Je n’en savais rien à l’avance.»

Après trente ans à vivre en paix, la politique de sécurité doit d’abord réapprendre comment fonctionne le lobbying. Priska Seiler Graf (ZH/PS) analyse:

«Nous, responsables de la politique de sécurité, n’étions pas habitués à être au centre des décisions»

Et Andrea Gmür de conclure:

«Dès le départ, il était clair que l'on mènerait la vie dure à ma proposition, alors que la revendication demeure»
Après 30 ans de paix, la politique de sécurité doit réapprendre comment fonctionne le lobbying.
Après 30 ans de paix, la politique de sécurité doit réapprendre comment fonctionne le lobbying.Image: Gian-Luca Weidinger / VBS

Le pouvoir de la politique financière

Responsable de la politique de sécurité, Reto Nause reconnaît:

«Les spécialistes des finances sont très bien connectés, ils savent constituer des majorités»

Aujourd’hui, la politique financière est sans doute le domaine le mieux structuré du paysage politique.

Le conseiller national du centre Reto Nause.
Le conseiller national du centre Reto Nause.Image: Valentin Hehli

Des élus spécialisés dans les finances, issus du Conseil national et du Conseil des Etats, se retrouvent chaque année lors d’un séminaire de deux jours consacré à la politique financière. En 2025, celui-ci s’est tenu à Bâle, chez la conseillère nationale Sarah Wyss (BS/PS).

Des réunions régulières ont également lieu entre chefs de délégation de tous les partis. Au Conseil national, le trio bourgeois composé d’Alex Farinelli du PLR, de Lars Guggisberg de l’UDC et de Pius Kaufmann du Centre orchestre le débat budgétaire. Les spécialistes des finances disposent, en outre, d’un accès direct à la ministre des Finances Karin Keller-Sutter.

Ils maîtrisent aussi les interactions entre les deux Chambres. L’épisode des millions genevois en est une illustration. Alex Farinelli avance au Conseil national l’idée de «parquer» 290 millions dans l’assurance-chômage. Damian Müller du PLR dépose une proposition similaire au Conseil des Etats. La démarche est concertée.

Le rôle du gouvernement

Certes, le mythe de la toute-puissance de Karin Keller-Sutter s’est fissuré durant son année présidentielle. Il n’en demeure pas moins qu’elle donne le ton dans le débat sur les 300 millions genevois. Il appartient certes au Parlement de décider de l’affectation de ces fonds. Mais si le Parlement souhaite aller au-delà et accorder davantage d’argent à l’armée, «cela doit respecter le frein à l’endettement».

Reto Nause voit le dilemme de la politique de sécurité dans le fait «qu’au Conseil fédéral, une alliance de quatre membres place le frein à l’endettement au-dessus de tout». A cela s’ajoute Karin Keller-Sutter «comme bloc erratique». Reto Nause conclut:

«Ce sont là des avantages de départ considérables pour la politique financière»

Son collègue de parti, Pius Kaufmann, le confirme indirectement:

«Pour moi, en tant que spécialiste des finances, ce qui est déterminant en politique de sécurité, c’est ce que l’ensemble du Conseil fédéral a adopté.»

La politique de sécurité peine fortement à percer le mur de la politique financière. La question de savoir si Martin Pfister y parviendra au Conseil fédéral d’ici fin janvier est considérée comme l’un des paris les plus passionnants de la Berne fédérale. De façon un peu cynique, Reto Nause déclare:

«Au moins, nous pourrons remettre notre pays à Vladimir Poutine sans dettes»

Lors de la session de décembre, le conseiller national Gerhard Andrey (FR/Verts) et le conseiller aux Etats Werner Salzmann (BE/UDC) ont montré comment procéder. Ils ont réussi le tour de force d’augmenter de 25 millions de francs le budget de l’Office fédéral de la cybersécurité, rattaché au Département de la défense. Et ce, contre la volonté de Karin Keller-Sutter.

Comment y sont-ils parvenus? En tissant des réseaux à tous les niveaux. Au sein des commissions de la sécurité et des finances, comme dans les groupes parlementaires. Et en jouant habilement entre le Conseil national et le Conseil des Etats. Beaucoup peuvent s’en inspirer. Martin Pfister aussi.

Traduit de l'allemand par Joel Espi

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