Quelle est votre réaction suite à l’annonce du Conseil fédéral de maintenir l’achat des six drones israéliens, dont on sait que deux seulement seront capables de fournir les prestations demandées au départ par la Suisse?
Charles Juillard: Dans ce dossier, on a trop attendu pour prendre des décisions fortes. Le chef du Département de la défense, M. Pfister, a sûrement pris la meilleure décision possible dans la situation actuelle, vu qu’on a déjà dépensé 250 millions de francs sur un crédit de 300 millions.
Sauf que cela nous prive des fonctionnalités prévues dans le contrat.
C’est un fait. Je note que ces fonctionnalités étaient voulues par les Suisses et uniquement par eux. Le problème est grandement là. Fiasco ou pas fiasco, nous aurons quand même ces appareils, dont l’usage sera plus limité que ce que nous imaginions, mais qui pourront, malgré tout, rendre de grands services.
Le «grand problème» que vous soulignez, c’est le Swiss Finish. A savoir, dans le domaine des commandes d’armement, la touche de perfectionnement qu’exige la Suisse de ses fournisseurs étrangers. En quoi est-ce un problème?
On oublie que, sur ce point, Mme Amherd (réd: la prédécesseure de Martin Pfister à la Défense) avait déjà dit au milieu de son mandat, que les problèmes liés aux achats d’armement à l’étranger étaient dus à la volonté des Suisses d’apporter un «Swiss Finish» à l’ensemble des systèmes acquis. Elle avait dit qu’à l’avenir, la Suisse devrait d’abord examiner ce qui existe sur le marché sans vouloir y apporter des modifications et que nous proposerions des modifications seulement si celles-ci se révélaient absolument indispensables.
Rappelons quand même que le choix des drones israéliens a été fait il y a quinze ans (réd: sous l’autorité du conseiller fédéral UDC Ueli Maurer). Il est donc un peu tard aujourd’hui pour tirer la prise. On aurait pu tirer la prise beaucoup plus tôt.
Vous qui êtres du Centre, ne cherchez-vous pas à épargner Martin Pfister et Viola Amherd, tous deux du Centre également?
Non, ce que je vous dis dépasse largement l’aspect politicien, contrairement à l’attitude de mes adversaires sur les questions militaires, entre autres. Chacun a à balayer devant sa porte. Il y a passablement de problèmes dans d’autres départements dont on ne parle pas. La presse s’y intéresse aussi beaucoup moins.
C’est de bonne guerre, mais un peu énervant à la longue. On a l’impression qu’il n’y a qu’une cible sur laquelle tirer, le DDPS, alors que ce département est essentiel dans la géopolitique actuelle et qu’on devrait plutôt essayer de trouver ensemble des solutions pour garantir la sécurité du pays.
Justement, des pays autrefois neutres comme la Finlande et la Suède, ont fait des choix stratégiques clairs ces deux dernières années suite à l’invasion de l'Ukraine par la Russie. Est-ce qu’une bonne partie des déboires du DDPS ne tiennent pas au fait que la Suisse, bloquée dans son identité de neutre pour des raisons de politique interne et de cohésion nationale, s’empêche d’avoir un stratégie de défense claire?
La faute à qui? La Suède et la Finlande ont effectivement renoncé à leur neutralité.
J’ai déposé un postulat, dont on débattra l’an prochain à la session de printemps, qui demande au Conseil fédéral dans quelle mesure on pourrait imaginer que des entreprises suisses collaborent avec des entreprises étrangères, en particulier européennes, pour développer en commun des systèmes d’armement.
Pensez-vous à un armement bien précis?
Oui, en l’occurrence le futur char de combat. Nos Leopard 2 arriveront à échéance aux alentours de 2030, 2032. Or l’Allemagne et l’Italie sont en train de développer un char de combat de dernière génération.
Qu'est-ce que cela changerait?
Nous amènerions nos compétences en ce domaine et cela permettrait à nos instituts de recherche d’en acquérir de nouvelles à leur tour. Cela permettrait à nos entreprises de retirer une part du gâteau de la fabrication de ces armements le moment venu. Autre avantage pour la Suisse: comme participants, nous serions en tête de liste pour les acquisitions. Ce qui n’est plus le cas pour nous depuis le début de la guerre en Ukraine.
Ce type de collaboration serait-il de nature à remettre en cause la souveraineté de la Suisse?
Il faut être réaliste: dans le domaine de la défense comme dans bien d’autres domaines, croire que la Suisse peut lutter seule contre les menaces relève d’une pure vue de l’esprit. Nous avons encore, en Suisse, des partis politiques, et pas des moindres, qui croient ou de moins affirment que cela est encore possible. C’est tout à fait regrettable. Ces partis n’ont visiblement pas conscience de l’ampleur de ce qu’il se passe autour de nous, ce dont nous alertent nos services de renseignement.
Mais vous traitez bien de ces questions-là au sein de la Commission de politique de sécurité à laquelle vous appartenez, non?
Oui, c’est même le sens de notre travail au sein de cette commission. Nous sollicitons le Conseil fédéral sur différents sujets. Il y a dans ses réponses une évolution qui va dans le bon sens. Mais on sent encore, à Berne, une grande frilosité dès qu’il s’agit de reconnaître la nécessité pour la Suisse de collaborer avec des partenaires étrangers sur des programmes ou des projets pour assurer la défense de notre pays.
A votre connaissance, le commandement militaire suisse se situe-t-il davantage dans une perspective coopérative ou davantage dans une perspective autarcique?
L’état d’esprit du commandement militaire est clairement, et depuis longtemps, parfois depuis plus de vingt ans, celui de la coopération avec des partenaires étrangers. Pourquoi? Parce que nous nous rendons bien compte en Suisse, vu la force de frappe des armées qui seraient susceptibles de nous attaquer, que nous serions incapables de résister tous seuls. Le dernier rapport du Conseil fédéral sur la politique de sécurité, qui date de 2021, est d’ailleurs clair à ce sujet en promouvant l’interopérabilité pour pouvoir collaborer le cas échéant avec des armées amies qui partagent nos valeurs.
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