Lorsqu'on souffre de maux de dents, on espère que le dentiste pourra soulager la douleur. Askari*, lui, sait qu'il quittera le cabinet avec une dent en moins.
Il y a un an et demi, Askari*, 26 ans, a fui l'Afghanistan pour la Suisse. Sa demande d'asile a été rejetée, mais un retour dans son pays d'origine est impossible. Il bénéficie donc d'une admission provisoire, le statut F, dans le langage administratif. Par crainte de répercussions sur son droit de séjour, il souhaite rester anonyme, comme toutes les personnes interrogées par watson au sujet des soins dentaires en Suisse.
Askari affirme qu'il aime la Suisse. En Afghanistan, il était juriste. Aujourd'hui, il souhaite reprendre ses études universitaires au plus vite. Il veut construire une nouvelle vie ici. Mais depuis son arrivée, une chose en particulier le préoccupe, en plus de tout le reste: ses dents. Il souffre en permanence, dit-il, et ne parvient à supporter la douleur qu'en prenant des antidouleurs.
Les personnes comme Askari, qui vivent en Suisse sans statut de séjour sécurisé et sans ressources financières, ont droit à l'aide sociale pour les requérants d'asile ainsi qu'à des soins médicaux de base. Cela inclut les soins dentaires, mais uniquement s'ils sont absolument indispensables et ne peuvent plus être différés.
Lorsque Askari est arrivé en Suisse, il avait déjà des problèmes dentaires. Il raconte qu'il avait tellement mal qu'il parvenait à peine à dormir ou à manger.
Askari ne peut pas se rendre chez le dentiste librement; il doit obtenir un rendez-vous via le centre d'hébergement pour requérants d'asile. Lorsqu'il était assis dans le fauteuil du dentiste, près de Zurich, le praticien ne lui a pas demandé quel était son problème précis, raconte Askari. C'est lui qui a abordé le sujet, et le dentiste aurait répondu:
Askari a refusé. «Comment trouver un emploi si je n'ai plus de dents?» s'est-il demandé. A la recherche d'autres solutions, il a interrogé le dentiste, mais celui-ci lui a répondu que, dans son cas, seul un traitement par antidouleurs était possible, raconte Askari.
Il existerait pourtant des alternatives médicales. Mais elles seraient à sa charge. Pour Askari, qui vit avec 500 francs d'aide sociale par mois, c'est hors de portée. Il a donc opté pour les antidouleurs.
Reza* souffre au quotidien. La douleur ne se limite plus à ses dents: elle s'est propagée jusqu'à sa tête, avec des élancements aigus aux tempes, raconte-t-il. Il ressent aussi des douleurs à l'estomac. Incapable de mâcher correctement, il souffre de troubles digestifs. Il évoque également une éruption cutanée, qu'il attribue à des inflammations liées à son état.
Reza est élégamment vêtu, une écharpe nouée autour du cou. Lorsqu'il sourit, il garde la bouche fermée. Il marmonne en parlant. Il ne lui reste que quelques dents. La plupart ont été arrachées par des dentistes en Suisse, comme le montre son dossier médical dentaire consulté par watson.
«J'ai une dentition de vieil homme», dit-il. Lorsqu'il retire sa prothèse, il ne lui reste que quelques dents de devant, en haut comme en bas. Les autres ont laissé de larges trous.
Mais Reza n'est pas un vieil homme: il a une quarantaine d'années et vit dans un centre pour requérants d'asile dans le canton d'Argovie. Il a fui l'Iran il y a sept ans. Sa demande d'asile est toujours en attente. En Iran, Reza a passé plusieurs années en prison, pour des raisons politiques, affirme-t-il. Son dossier médical indique que ses dents ont également souffert durant cette période.
Lorsque Reza s'est rendu dans un cabinet dentaire dans le canton d'Argovie, il a entendu la même phrase que d'autres requérants d'asile interrogés par watson pour cet article:
Et c'est ce qui arrive: entre 2019 et 2023, les dentistes suisses lui arrachent près de la moitié de ses dents.
Le parcours médical de Reza témoigne d'une pratique de soins cherchant avant tout l'efficacité, au risque de créer de nouveaux problèmes. Entre 2019 et 2024, Reza s'est rendu 37 fois chez le dentiste, souffrant de douleurs, de couronnes tombées ou de dents cassées. Ses dentistes ont consigné tous ces épisodes dans son dossier médical. On y trouve notamment:
Reza espérait obtenir aide et soulagement auprès du cabinet dentaire, mais il a aussi rencontré des limites. Les dentistes ne peuvent commencer un traitement que lorsque le canton a accepté de prendre en charge les frais. Lorsqu'il s'est présenté une fois avec une couronne tombée, ils ont fait une exception et l'ont soigné, probablement sans facturer. Une dentiste a alors noté dans son dossier:
Pour préserver les dents abîmées, de nombreuses interventions auraient été nécessaires, indique le dossier de Reza. C'est notamment le cas d'une canine cariée dans la mâchoire supérieure. La dentiste estime que le canton ne prendra pas en charge les frais et en informe Reza en conséquence. «Difficile, voire impossible», est inscrit dans son dossier médical. Cette dent sera également extraite peu de temps après.
Au fur et à mesure que ses dents malades étaient extraites, les problèmes continuaient de s'accumuler: Reza raconte qu'il ne pouvait plus mâcher correctement à cause du grand nombre de dents manquantes. On lui a fourni une prothèse amovible, un modèle provisoire et peu coûteux. Mais cette prothèse s'est cassée après seulement une semaine, explique Reza. Le dispositif cassé lui a même blessé les gencives, qui se sont ensuite enflammées.
Le cabinet dentaire a réparé la prothèse de manière provisoire à deux reprises, mais cela n'a jamais constitué une solution durable. Reza a dû se résoudre à recoller lui-même sa prothèse avec de la colle extra-forte, raconte-t-il. A ce stade, il avait presque perdu la capacité de manger, chaque bouchée étant extrêmement douloureuse.
Il a finalement financé une nouvelle prothèse de sa poche, en réunissant l'argent grâce à une connaissance, précise-t-il. Cela figure également dans son dossier médical.
Aujourd'hui, Reza est financièrement autonome: il travaille depuis un an comme esthéticien médical et gagne 2500 francs par mois. Au travail, il ne confie à personne qu'il ne lui reste que quelques dents et qu'il porte une prothèse. Il en a honte, confie-t-il.
Avec sa prothèse, Reza ne peut encore manger que des aliments mous, comme du pain toasté, des œufs, du miel, dit-il. Il aimerait donc pouvoir bénéficier d'implants fixes. En Suisse, ce type de traitement coûte entre 3000 et 5000 francs par dent. Pour Reza, c'est hors de portée.
Pourtant, Reza souhaite trouver une meilleure solution pour combler ses espaces dentaires et faire soigner ses dents restantes. Maintenant qu'il ne bénéficie plus de l'aide sociale pour requérants d'asile, il paie lui-même ses factures dentaires. Une fois, il a demandé au dentiste s'il pouvait régler ses soins par mensualités de 10 francs. Ce dernier lui a répondu qu'un paiement échelonné n'était possible qu'à partir de 300 francs par mois.
Reza mise désormais ses espoirs de traitement à l'étranger. Pourtant, il ne peut quitter la Suisse qu'avec un permis de séjour, qui semble encore bien loin. Reza déclare:
L'ampleur des déboires vécus par Reza et Askari est difficile à quantifier. Peter Suter, co-président de l'Association des médecins-dentistes cantonaux de Suisse (AMDCS), ne dispose lui non plus d'aucune donnée chiffrée sur les soins dentaires prodigués aux requérants d'asile.
Les entretiens menés avec des requérants d'asile, d'anciens demandeurs et des spécialistes du domaine de l'asile dans le cadre de cette enquête montrent toutefois que Reza et Askari ne sont pas des cas isolés.
Que répond Peter Suter aux témoignages de Reza et Askari, qui rapportent que les dentistes leur ont apparemment proposé un choix: soit l'extraction de la dent, soit des antidouleurs?
Il a des mots très clairs à ce sujet:
Suter identifie le problème principalement avec les recommandations qu'il formule, ainsi qu'avec le mode de fonctionnement de l'Association des médecins-dentistes cantonaux. Selon lui, les incitations économiques manquent également à l'appel:
En effet, chez les requérants d'asile et les personnes admises provisoirement, seul un éventail restreint de traitements est possible, ce qui ne génère que peu de revenus pour un cabinet dentaire.
A cela s'ajoute la charge bureaucratique. Suter estime que certains dentistes ne vérifient même pas si un traitement serait pris en charge par les autorités, ou qu'ils ne prennent pas la peine d'informer les patients sur les alternatives possibles.
Les requérants d'asile, les personnes admises provisoirement et celles bénéficiant du statut de protection S reçoivent, par la loi, moins de prestations que les bénéficiaires de l'aide sociale ordinaire et les réfugiés reconnus. Cela vaut également pour les soins dentaires. Pour eux, seuls les urgences et les traitements impossibles à différer sont pris en charge. Seuls des moyens dentaires provisoires ou simples peuvent être utilisés, comme l'extraction des dents.
L’objectif pour les patients dits en demande d’asile n’est pas d’avoir une dentition parfaite, mais qu’ils puissent, à court terme, vivre «sans douleur en étant capables de mâcher».
C’est ce qui est indiqué dans les recommandations de traitement que l'AMCS a élaborées pour les cantons, les communes et les cabinets dentaires. Suter a contribué à leur élaboration. Il déclare:
Suter ne considère pas qu'il y ait une faille dans le système de médecine dentaire sociale. Il estime que le modèle suisse est exemplaire. Les dentistes évaluent d'abord les traitements nécessaires, puis vérifient si le canton ou la commune prend en charge les coûts.
Un rapport commandé en 2017 par l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) sur l'accès aux soins des requérants d'asile conclut, toutefois, que les autorités accordent rarement l'autorisation de traitements pour ces derniers. Les dentistes se retrouvent souvent limités dans leurs possibilités d'intervention. Les raisons pour lesquelles un traitement est refusé restent fréquemment opaques, précise le rapport.
Les parcours de Reza et Askari montrent à quel point les personnes en procédure d'asile dépendent largement de la bienveillance des dentistes et des autorités. C'est aussi le constat d'Anas Wassouf, dentiste qui prend en charge de nombreux requérants d'asile ou anciens requérants. Originaire de Syrie, il est arrivé en Suisse il y a près de trente ans et dirige aujourd'hui un cabinet à Zurich.
Wassouf rapporte avoir souvent vu des requérants d'asile venir dans son cabinet avec très peu de dents restantes. Ils lui ont raconté que plusieurs dentistes leur avaient extrait plusieurs dents, parfois après seulement quelques questions et malgré des difficultés de communication linguistique.
Même si les patients dans cette situation auraient pu refuser, beaucoup ont eu du mal à dire non:
Ceux qui refusent qu'une dent soit extraite doivent continuer à vivre avec la douleur. «Quiconque a déjà eu un problème de nerf sait à quel point cette douleur peut être atroce», explique Wassouf. Il insiste:
Lorsque le séjour à long terme en Suisse n'est pas certain, ou si la demande d'asile a déjà été rejetée, les autorités publiques ne souhaitent pas investir dans les soins dentaires, explique Wassouf. C'est pour cela que les dentistes doivent recourir à des solutions rapides et provisoires, comme l'extraction des dents. Il précise:
Et elle est peu coûteuse: un traitement de canal coûte entre 700 et 1800 francs, tandis qu'une extraction dentaire revient entre 150 et 350 francs.
Wassouf précise qu'il est parfois légitime d'extraire une dent. Toutes ne méritent pas forcément d'être conservées.
Lorsque la dentition est dans un état très dégradé et que la personne ne souhaite pas en prendre soin, un traitement de canal n'a pas de raison d'être. Il ne considère pas non plus comme fondamentalement incorrect que les traitements plus importants ne soient financés que lorsque la durée du séjour en Suisse est certaine. En revanche, il critique le fait que les autorités approuvent parfois trop rapidement l'extraction des dents.
Il est particulièrement opposé à l'extraction chez les jeunes et les personnes ayant en général des dents en bonne santé. Car, explique Wassouf:
Et, une fois la dent extraite, le problème n'est pas pour autant résolu.
L'extraction dentaire entraîne des coûts supplémentaires, explique Wassouf, notamment si une prothèse devient nécessaire. A long terme, l'extraction peut aussi provoquer des problèmes de santé plus importants. Même la perte de quelques dents affecte la fonction masticatoire, ce qui peut entraîner des troubles digestifs, précise-t-il.
S'y ajoutent les conséquences psychologiques. Quelle que soit leur origine, les gens ont honte de perdre leurs dents. Beaucoup se replient aussi sur eux-mêmes et s'éloignent de la vie sociale. L'extraction comme solution rapide est donc une approche trop contraignante, estime Wassouf:
Wassouf lui-même évite donc d'arracher une dent s'il voit d'autres options possibles. Même lorsque les autorités ne prennent en charge que l'extraction, il soigne gratuitement. «Nous avons sûrement un ou deux patients par mois que nous traitons sans facturer.» Même pour les soins provisoires, son cabinet fait preuve de souplesse:
Il s'agit pour lui d'une question de principe:
Remplacer une dent arrachée par un implant représente un coût élevé. Wassouf raconte que de nombreuses personnes jeunes viennent aujourd'hui dans son cabinet: elles ont perdu plusieurs dents pendant leur procédure d'asile, et souhaitent désormais, une fois leur permis de séjour obtenu et un emploi trouvé, se faire poser un implant dentaire.
Cela lui fait mal, dit Wassouf, de voir que des personnes doivent ensuite dépenser autant d'argent à cause de décisions prises dans l'urgence.
Wassouf, lui, permet dans de tels cas à ses patients de rembourser les traitements par mensualités, sans intérêts. Parfois, cela prend plusieurs années jusqu'à ce que la somme soit réglée. «Mais ils paient toujours», affirme-t-il.
L'impact qu'un investissement dans la santé dentaire peut avoir se reflète dans le parcours de Samir*. Au début de sa vingtaine, il a fui la guerre en Syrie pour se réfugier en Suisse. A Zurich, il a entamé des études et était en bonne voie pour accéder à l'indépendance financière.
Depuis un accident survenu en Syrie, il portait un bridge fixe en guise de prothèse dentaire, à l'endroit où se trouvaient auparavant ses dents de devant. En Suisse, celui-ci serait soudainement tombé.
Samir est allé consulter un dentiste. Celui-ci aurait déposé une demande auprès de la commune pour une nouvelle prothèse fixe. Coût estimé: environ 4000 francs. Les autorités auraient rejeté la demande, selon Samir, en invoquant l'existence d'alternatives: une prothèse amovible, donc non fixe.
Pour Samir, cette solution était inenvisageable. Lorsqu'il en parle aujourd'hui, plusieurs années plus tard, l'idée le bouleverse encore:
Pour financer lui-même le bridge fixe, il avait à l'époque contacté plusieurs fondations, et toutes ont refusé. Finalement, il a trouvé quelqu'un qui lui a prêté l'argent. Samir savait qu'il pourrait le rembourser rapidement. Pour lui, cette intervention dentaire est un investissement nécessaire dans son avenir.
Pendant une période transitoire, il avait tout de même dû se contenter d'une solution amovible. A l'université, il pensait sans cesse: «Pourvu que personne ne s'en aperçoive.» En mangeant, il mâchait lentement, de peur que le bridge ne tombe et que tout le monde voie son trou.
Ce qui lui reste surtout de cette période, c'est un sentiment d'impuissance:
Samir vit en Suisse depuis dix ans. Il a terminé ses études, obtenu un permis de séjour, un emploi et un cercle social. En bref, il s'est construit une vie ici, dont il peut désormais décider lui-même. Il confie:
Askari, 26 ans, originaire d'Afghanistan et réfugié en Suisse, souffre de douleurs dentaires quotidiennes. Pour lui, ce rêve reste pour l'instant hors de portée.
Une recommandation de l'AMCS prévoit que les personnes admises provisoirement, comme Askari, bénéficient après trois ans des mêmes soins dentaires que les bénéficiaires locaux de l'aide sociale.
Askari est en Suisse depuis un an et demi. Il se pourrait donc qu'il doive attendre encore un an et demi avant de pouvoir faire soigner ses dents. A condition que son dentiste connaisse la recommandation de l'AMCS et que les autorités approuvent alors les frais.
Traduit et adapté par Noëline Flippe