«Je sens de la haine»: Nemo se confie
Après votre victoire à l’Eurovision, vous avez pris votre temps avant de sortir votre premier album.
Tout le monde me le dit, mais moi, je ne trouve pas. Après l’Eurovision, j’ai passé beaucoup de temps à faire la promotion de The Code, avant d’enchaîner avec les festivals et la tournée d’automne. Je n’ai vraiment pu commencer la production de l’album qu’au début de cette année.
Vous avez même repoussé votre tournée du printemps pour cela.
Oui. Nous avons été submergés par des choses auxquelles nous ne nous attendions pas du tout. Dans ce tourbillon d’événements, j’ai dû prendre cette décision difficile.
N’avez-vous pas eu peur de perdre l’élan de votre victoire à l’Eurovision?
Au final, tout se résume à un choix entre qualité et quantité.
J’avais besoin de ce processus créatif, d’aller au bout de mes limites.
Que signifie le titre de l’album Arthouse?
Le mot vient du cinéma et désigne des films qui se démarquent du mainstream. En musique pop, on n’utilise pas vraiment ce terme, mais je trouve qu’il correspond bien à mon travail. Ma musique reste pop, mais elle se distingue aussi du mainstream.
Quelle est votre vision de la pop en 2025?
Nous sommes à un tournant dans la musique et dans l’art en général. Avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, il est difficile de prévoir comment la pop va évoluer. Plus j’y pense, plus je crois que la musique doit être audacieuse et novatrice si elle veut garder sa raison d’être.
Et qu’est-ce que cela signifie pour Arthouse?
C’est pour moi une première tentative d’explorer mes limites artistiques. Dans chaque morceau, j’ai essayé d’ouvrir une porte que je n’avais jamais franchie. Cet album est une exploration, une recherche musicale.
Peut-on voir dans l’IA une opportunité pour les artistes?
J’aimerais pouvoir répondre «oui» avec assurance. Mais il est difficile de dire jusqu’où l’intelligence artificielle ira. Nous ne faisons qu’entrevoir cette nouvelle réalité.
Une telle production aurait-elle été possible en Suisse?
Probablement, oui. Mais le passage du dialecte à l’anglais n’a pas été simple. Quand j’ai commencé, bien avant l’Eurovision, personne ne voulait en entendre parler. J’ai dû provoquer cette rupture avec mon ancien style, d’abord à Berlin, puis à Londres, où un label m’a signé. Les possibilités qui s’ouvraient à moi là-bas m’ont fasciné.
Vous vivez désormais à Paris. Pourquoi?
C’est lié à Sacha Rudy, qui habite à Paris. Avec lui et le musicien américano-suisse Liam Maye, j’ai finalisé l’album. Je me suis tellement plu à Paris que j'y suis resté. Mais ce n’est pas ma résidence fixe. J’ai une âme un peu nomade. Peut-être que l’an prochain, je serai de retour à Londres.
Le changement entre votre ancien son et le nouveau est radical. Le rap a presque disparu. Pourquoi?
Le rap continue de marquer ma musique, même dans ma manière de chanter, qui est très rythmée. Mais je n’ai plus envie de faire du rap pur. Ce qui m’intéresse, c’est de l’intégrer autrement, de manière plus nuancée, plus complexe.
Le morceau Unexplainable est pour moi un moment marquant de l’album, mais il semble aussi extrêmement difficile à chanter. A Bâle, lors de sa présentation à l’Eurovision, vous n’étiez pas tout juste.
(Rires) Je vois ce que vous voulez dire. Mais ce soir-là, ce n’était pas le chant qui comptait.
C’était un moment important pour moi, et je le referais sans hésiter.
The Code abordait votre identité non binaire. Depuis l’Eurovision, vous vous engagez pour la reconnaissance des personnes non binaires. Cela a-t-il porté ses fruits?
Je ne peux parler que de mon expérience. Autour de moi, dans les discussions, j’ai senti une vraie évolution des mentalités, sans doute aussi grâce aux débats autour de l’Eurovision. Avant, beaucoup pensaient à tort que «non binaire» avait un lien avec la sexualité.
Mais vous devez encore faire face à beaucoup d’incompréhension?
En face à face, presque jamais. Mais sur Internet, toutes les barrières tombent.
Comment l’expliquez-vous?
Je pense, par exemple, à l’élection de Donald Trump et d’autres figures politiques semblables. Ça a donné à beaucoup le sentiment que leurs opinions étaient à nouveau socialement acceptables. Nous vivons une époque où la haine peut à nouveau s’exprimer librement.
Vous méfiez-vous davantage des journalistes depuis l’Eurovision?
Honnêtement, oui. Tout est parti d’une interview avec le Bieler Tagblatt. J’ai vu ce qui se passe quand certains médias se recopient sans vérifier les faits. Des propos sont sortis de leur contexte, et tout s’emballe. Depuis, j’ai plus de respect pour les interviews, et parfois un peu peur de l'incompréhension.
Vous commencez votre tournée cette semaine à Kiev. Quel message voulez-vous transmettre?
Je connais beaucoup d’artistes ukrainiens et je sens un lien très fort avec la scène créative là-bas. J’y ai aussi beaucoup de fans. C'était un honneur pour moi de recevoir une invitation d'une société de production de Kiev l’an dernier. Mon message est simple: «Nous ne vous avons pas oubliés.» C’est un signe de solidarité.
N’avez-vous pas peur?
J’ai confiance dans les équipes locales, qui savent organiser des concerts à Kiev dans la situation actuelle.
Vous avez signifié votre opposition à la participation d’Israël à l’Eurovision. Reviendriez-vous sur cette position si Israël mettait fin à ses attaques contre Gaza?
Un cessez-le-feu temporaire ne suffirait pas. Il faudrait des mesures garantissant durablement la protection des civils palestiniens.
Il faut aussi rappeler qu’une commission d’enquête de l’ONU a conclu qu’Israël avait commis un génocide dans la bande de Gaza. Ça montre que le problème dépasse la question d’une trêve, et qu'il s’agit de graves violations des droits humains qui doivent être examinées. Je soutiens donc les pays qui ont décidé de participer au boycott.
Comprenez-vous qu’on vous accuse de ne défendre qu'une partie de la réalité?
Non. Je condamne toute forme de violence, y compris celle de la Hamas, je l’ai d’ailleurs dit à plusieurs reprises. Mais pour l’instant, l’urgence est d’interrompre la catastrophe humanitaire à Gaza et de sauver des vies, surtout celles des enfants. Toute pression allant dans ce sens est la bienvenue. Le fait que la Suisse en fasse si peu pour l’empêcher me rend triste.
Traduit de l'allemand par Joel Espi