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Interview

«Poutine ne peut pas gagner une guerre contre l'Otan»

Interview

«Poutine ne peut pas gagner une guerre contre l'Otan»

L'historien Jeronim Perović parle de la puissance russe en ce qui concerne les matières premières, des sanctions occidentales inefficaces et de l'instrumentalisation de l'Histoire par Vladimir Poutine. Entretien.
10.03.2024, 07:0111.03.2024, 08:57
Pascal Michel / ch media
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Il y a deux ans, Vladimir Poutine commençait la guerre contre l'Ukraine. Qu'avez-vous ressenti sur le coup?
Jeronim Perović:

«J'ai été choqué»

Pas seulement par le fait que cela se soit réellement produit. Mais aussi de l'ampleur de l'attaque, venant de trois directions. En même temps, je n'étais pas réellement surpris, car depuis quelques mois, il était devenu très clair que quelque chose se préparait.

Quels ont été les signes avant-coureurs?
La Russie n'a jamais vraiment considéré l'Ukraine comme un Etat souverain, mais plutôt comme une extension de sa sphère d'influence.

«Ces dernières années, Vladimir Poutine s'est acharné sur la question ukrainienne»

Et lorsqu'il a vu que Kiev s'orientait de plus en plus vers l'Ouest, il a tenté de renverser le gouvernement ukrainien par le biais d'une action militaire de grande envergure, de démanteler rapidement l'armée ukrainienne et de placer le pays sous contrôle russe. Heureusement pour l'Ukraine, cela n'a pas eu lieu.

Jeronim Perović, historien
Jeronim Perović est directeur du Center for Eastern European Studies et professeur titulaire d'histoire de l'Europe de l'Est à l'université de Zurich. Image: Luca Widmer

Lors d'un récent entretien avec Tucker Carlson, Vladimir Poutine a souligné l'unité historique de la Russie et de l'Ukraine. Que vous inspire cette leçon d'Histoire?
Pas grand-chose. Vladimir Poutine n'a rien dit de nouveau. Il a simplement utilisé cette plateforme médiatique pour expliquer son action à un public occidental et l'a justifiée par des arguments historiques. Pour les personnes qui ne connaissent pas l'histoire de cette région, cela a pu paraître déroutant.

«Mais l'Histoire est malheureusement souvent instrumentalisée en Europe de l'Est – et pas seulement par le président russe – pour faire valoir des revendications territoriales.»
Jeronim Perović, historien

Quelle est la conception de l'Histoire que se fait Vladimir Poutine?
Selon lui, au Moyen-Age encore, tous les Slaves de l'Est appartenaient à un grand empire commun. Après l'invasion mongole au 13ᵉ siècle, les Slaves orientaux, dont faisaient partie les futurs Russes, Ukrainiens et Biélorusses, ont été séparés les uns des autres de manière non naturelle. Le tsarisme russe a commencé à réunir ces peuples au milieu du 16ᵉ siècle – mais ils ont à nouveau été séparés par l'effondrement de l'Union soviétique en 1991.

«Vladimir Poutine considère désormais qu'il est de son devoir historique de corriger cette "erreur"»

Cette argumentation est toutefois très problématique.

Pourquoi?
Si on commence à raisonner en termes d'Histoire, presque toutes les frontières nationales peuvent être remises en question, et pas seulement en Europe de l'Est. C'est pour cela qu'on a le droit international, qui garantit les frontières et n'autorise pas l'agression comme moyen de les corriger. L'argumentation historique de Vladimir Poutine signifie qu'au fond, aucun Etat voisin n'est vraiment à l'abri de la Russie.

Les perspectives sont sombres. Les pays de l'Union européenne parlent ouvertement de se doter de l'arme nucléaire. Y a-t-il encore un espoir de trouver une solution pacifique?
Il y a toujours de l'espoir. Dans son discours, Vladimir Poutine nous paraît irrationnel. Pourtant, je pense qu'il est suffisamment rationnel pour éviter une guerre avec l'Otan. Le président russe veut gagner la guerre. Il a envahi l'Ukraine en pensant qu'il pourrait prendre le pays en peu de temps. Cela n'a pas fonctionné, il tente désormais d'avoir l'Ukraine à l'usure. Mais Vladimir Poutine n'est pas connu pour être un aventurier.

«Il ne peut pas gagner une guerre contre l'Otan, un tel scénario me semble donc improbable à l'heure actuelle»

Vous êtes un fin connaisseur de l'histoire énergétique russe. Y a-t-il quelque chose qui distingue Vladimir Poutine dans la gestion de ses immenses ressources?
L'Etat russe a en grande partie les mains libres. L'exportation de pétrole et de gaz rapporte d'énormes sommes d'argent dans ses caisses. Les entreprises contrôlées par l'Etat génèrent tellement d'argent qu'il espère tranquilliser les citoyens avec des impôts peu élevés. Mais de toute façon, beaucoup de gens dépendent de l'Etat.

Pouvez-vous donner un exemple?
Nous associons souvent l'Etat russe au seul Kremlin, mais l'Etat englobe bien plus: un énorme appareil de sécurité et de police, une grande armée ou encore l'industrie de l'armement, qui emploie des millions de personnes. En outre, l'Etat paie les retraites, l'enseignement ou les infrastructures. Il peut financer tout cela grâce aux revenus qu'il tire des exportations de matières premières. Tant qu'il en sera ainsi, cela aura un effet stabilisateur sur le régime. Et n'oublions pas que, malgré les sanctions, la Russie vend toujours beaucoup de pétrole sur le marché mondial et finance ainsi la guerre en Ukraine.

L'Occident a réagi en imposant des sanctions sévères uniques. L'effet est jusqu'à présent modeste. L'Occident a-t-il sous-estimé la puissance de la Russie en matière de matières premières?
Un regard sur l'histoire de l'énergie montre que les sanctions ou les blocages n'ont jamais vraiment fonctionné, en particulier pour le pétrole.

«Malgré le tournant énergétique envisagé, le pétrole reste le bien le plus négocié au monde»

La plupart des quantités vendues par la Russie ne sont pas acheminées vers les clients par des oléoducs: le pétrole est mis en fûts et transporté par tankers à travers les mers du monde. Il est donc très facile de contourner les sanctions. Cela a déjà été le cas par le passé.

C'est-à-dire?
Lorsque les bolcheviks ont exproprié les entreprises occidentales actives dans l'industrie pétrolière après leur prise de pouvoir en 1917, les puissances occidentales et leurs compagnies pétrolières ont tenté d'empêcher l'exportation de pétrole de Russie par une politique de blocus. Cela n'a pas fonctionné, car certaines entreprises ont fait défection et ont quand même acheté le pétrole russe, bon marché.

Aujourd'hui, ce sont par exemple la Chine ou l'Inde qui ne participent pas aux sanctions.
Non seulement l'Inde importe beaucoup plus de pétrole russe qu'avant la guerre, mais elle le transforme également elle-même. Le pétrole est ensuite acheminé vers les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou l'Allemagne, des pays qui interdisent pourtant les importations de pétrole russe. Par ailleurs, l'entreprise pétrolière russe Rosneft possède des parts dans des raffineries indiennes, ce qui permet à la Russie de gagner de l'argent.

Vladimir Poutine avait-il prévu que son immense approvisionnement en matières premières ne pourrait pas être brisé par des sanctions?
Je ne pense pas. Il pensait que l'Europe n'imposerait pas de sanctions aussi drastiques à la Russie en raison de sa forte dépendance à l'énergie russe. Il a supposé que l'Europe, et en particulier l'Allemagne, ferait passer les considérations économiques avant le soutien à l'Ukraine.

«Il a donc clairement sous-estimé la solidarité occidentale»

Pourquoi les sanctions massives contre la Russie sont-elles si inefficaces?
Malheureusement, les sanctions n'ont en aucun cas incité Moscou à se détourner du sentier de la guerre, en effet.

«Les oligarques sanctionnés par l'Occident ne se sont pas détournés de Vladimir Poutine»

Au contraire: comme les oligarques ne peuvent pratiquement plus faire d'affaires en Occident, le président russe a pu les lier encore plus étroitement à lui. L'Etat russe est désormais leur seul protecteur, mais aussi leur principal commanditaire. Parallèlement, le Kremlin peut également exploiter les sanctions à des fins de propagande, par exemple lorsque la télévision nationale annonce que l'Occident a conspiré contre la Russie, mais que la Russie tient bon et ne se laisse pas abattre. A plus long terme, les choses s'annoncent toutefois moins roses pour l'économie russe.

L'économie russe est désespérément en retard. Et les sanctions pourraient la faire reculer encore plus. Quelles en seront les conséquences à long terme?
Il est difficile de faire des pronostics. Vladimir Poutine ne propose pas de modèle d'avenir à la Russie. Sa vision, c'est le passé. C'est pour cela qu'il parle sans cesse de l'Histoire. Avec la guerre, la Russie s'est détachée de l'Occident et s'oriente désormais vers l'Asie et le Sud global. Mais la Russie n'a pas non plus grand-chose à offrir à cette partie du monde sur le plan économique.

«Le pays est en train de devenir un appendice de la Chine et un fournisseur de matières premières»

Qu'est-ce que l'Occident pourrait faire de plus pour toucher la Russie que des sanctions?
Les matières premières russes trouveront toujours leur place sur le marché mondial. Tant que les biens comme le pétrole ou le gaz naturel seront aussi convoités, il sera difficile de les empêcher d'entrer sur le marché. La seule solution pour l'Europe serait donc de s'éloigner des combustibles fossiles. Mais cela ne va pas se faire de sitôt.

Vous dites qu'une autre voie de développement aurait été possible dans les années 1990. Pourquoi la stratégie consistant à calmer la population grâce à l'argent du pétrole a-t-elle finalement triomphé?
Après la chute de l'Union soviétique, certains pans de la société russe ont fait preuve d'innovation. Les oligarques, qui s'étaient auparavant enrichis sans scrupules, étaient discrédités. Mais ils étaient prêts à prendre des risques et ont réussi, de manière isolée, à mettre sur pied de grandes entreprises modernes et rentables. Le problème, c'est que le passage rapide de l'économie planifiée à l'économie de marché s'est accompagné de coûts sociaux très élevés.

«Des millions de personnes ont sombré dans la pauvreté. Personne ne s'est occupé d'eux. C'est ce qui a nourri Vladimir Poutine, qui a entrepris de rétablir la loi et l'ordre. Il y est d'ailleurs bien parvenu dans un premier temps.»

Le seul problème, c'est qu'il n'admettait pas la critique de sa ligne de conduite et réprimait toute velléité d'opposition, car il estimait que cela menaçait son pouvoir.

Vous avez écrit que, pendant la guerre froide, l'énergie était un moteur de rapprochement entre l'Union soviétique et l'Occident. Un nouveau rapprochement devrait-il à nouveau passer par ce canal?
Cette idée a complètement échoué. Pendant la guerre froide, l'Europe était certes divisée en Est et Ouest, mais les sphères d'influence et les frontières étaient respectées. On pensait alors que les relations commerciales entre les blocs idéologiquement opposés augmenteraient l'intérêt mutuel pour la sécurité et des relations politiques stables. Et cela a effectivement été le cas. Mais aujourd'hui, alors que la Russie apparaît comme une puissance révisionniste qui ne respecte pas les accords internationaux et viole massivement la souveraineté de l'Ukraine, les relations commerciales avec la Russie ne feraient que soutenir les ambitions de grande puissance de Moscou.

Les Etats-Unis ont toujours critiqué le fait que certains pays, comme l'Allemagne, soient si dépendants de l'énergie russe. Avec le recul, avaient-ils raison?
En partie. Dans un monde globalisé, il y a toujours des interdépendances. Cela ne vaut pas seulement pour les matières premières. Pensez à la Chine, qui nous fournit certaines technologies et produits bon marché dont la production serait bien trop chère chez nous. Les dépendances ne sont pas un problème en soi. Il suffit de ne pas trop dépendre d'une source d'approvisionnement. J'ai donc trouvé incompréhensible que le gouvernement allemand permette en 2015, c'est-à-dire peu après l'annexion de la Crimée, qu'un autre pipeline – Nordstream 2 –, soit construit de la Russie vers l'Allemagne, en passant par la mer Baltique. Si ce gazoduc avait été mis en service, l'Allemagne aurait acheté plus de 50% de son gaz à la Russie.

«Des dépendances aussi extrêmes sont toujours dangereuses, surtout lorsque le fournisseur est une entreprise d'un pays au régime autoritaire»

Cela devrait nous servir de leçon. Nous avons donc raison de diversifier davantage nos importations.

Quelle est la leçon à tirer pour la Suisse?
La Suisse n'est pas une île. La guerre contre l'Ukraine le montre très clairement.

«Nous devrions réfléchir aux dépendances et à notre relation avec les Etats autoritaires»

Malgré toutes les critiques que l'on peut adresser à la Suisse, je trouve positif qu'un débat plus large soit à nouveau mené sur la neutralité, mais aussi sur des sujets aussi délicats que l'argent des oligarques et le rôle de la Suisse en tant que place mondiale de négoce des matières premières.

Dans les années 1990, vous avez effectué un long séjour à Moscou. En quoi le pays était-il différent de la Russie d'aujourd'hui?
Je suis convaincu qu'il aurait pu y avoir d'autres voies de développement pour la Russie. Malgré la misère des années 1990, on sentait aussi une atmosphère de renouveau: beaucoup de gens profitaient des nouvelles libertés, il y avait des discussions animées sur l'avenir du pays. Tout cela n'existe plus.

«Le régime russe a étouffé la culture de la protestation publique et du débat, condition préalable à une évolution démocratique»

Traduit et adapté par Tanja Maeder

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source: sda / sergei ilnitsky
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