L’Eurovision ne déclenchera jamais de conflits, mais les conflits y déposent chaque année leurs bagages. Un véritable thermomètre politique et sociétal. Un concours de Miss ou de Mister géostratégique. Un sommet diplomatique où les plumes sur la tête remplacent les cravates au milieu des costards. Pays et délégations dépensent des fortunes, font chauffer la machine à lobbying et dégainent tout un attirail pour faire briller la nation, dans le kitsch et la bonne humeur.
Comme durant les sauteries entre chefs d’Etat, la grand-messe de la pop patriotique se déploie selon une partition millimétrée, où chaque intervention est gainée par un règlement officiel et surtout une large collection d’usages. Un concours dont l’idée générale parait simpliste, mais son application se révèle toujours délicate. Parce qu’il s’agit de sortir du lot sans sortir des clous. Se montrer plus ou moins fier de ses racines, mais ouvert sur le monde. Afficher une émotion et une personnalité sans braquer quiconque.
Moderne, mais pas trop. Provoc’ mais pas trop, original mais pas trop.
Tout ça, avec pour seules armes une ritournelle et une prestation ultraformatées et criblées d’interdits. Trois minutes max, pas de grossièretés, d’insultes ou de messages à caractère politique, aucun étendard ou d’animaux sur scène.
Cette année, c’est la Suisse qui a sorti son porte-monnaie pour accueillir les 37 délégations. Merci Nemo. Alors qu’un bulldozer américain saccage le monde et que la plupart des Etats se réfugient dans un conservatisme faussement rassurant, la neutralité fantasmée de notre petit pays fait office de destination de rêve pour pétrir une matière politique particulièrement instable.
D’ailleurs, l’UDC a eu tort d’aboyer contre l’organisation de l’Eurovision dans notre douce nation ultraconservatrice, parce que tout le monde y trouve toujours son compte. Certes, le patriotisme y règne en maître, les drapeaux nationaux y flottent comme rarement, mais le folklore y côtoie une folie doucement policée et la communauté LGBTQ+ peut s’y exprimer avec une formidable visibilité. Pour tous les goûts et pour tout l’échiquier politique.
En cela, le plus puissant télé-crochet de la planète est une heureuse anomalie où les conflits internationaux ne seront jamais plus que le pâle reflet d’une réalité meurtrière, où l’on joue à la guerre en privant son ennemi de points, avec des refrains doucereux au ceinturon.
Et puis, à la différence d’un Euro et d’une Coupe du monde, durant lesquels une population se serre les coudes (et des bières) derrière une équipe, l’Eurovision permet aux nations de sculpter leur compétiteur à la racine. Sécurisant, rassurant, maîtrisé. Chaque artiste est soigneusement sélectionné, comme dans un laboratoire géostratégique, pour qu’il représente au mieux son pays à un instant T.
En fin de marathon musical, c’est bien «Switzerland 12 points!» qui a résonné en marge de la performance de Nemo. Et ça fait toujours un bien fou à notre fibre patriotique, alors qu’on vient de bâiller des heures durant en se moquant sourdement des dégaines d’un tel et de la chorégraphie d’un autre. Des artistes repartent parfois avec une carrière. Souvent, l’expérience se contentera d’être le highlight d’un CV tombé dans l’oubli.
Et si tout ce beau monde s’efforce d’y trouver son propre intérêt, dans un grand bain bigarré et un repli sur soi gorgé de paillettes, c’est précisément parce que c’est toujours l’une des émissions de télévision les plus regardées au monde. Rien que pour ça, l’Eurovision prouve qu’il mérite sa place dans notre agenda, lors d’un (très long) samedi soir par année, comme un défouloir révélateur, mais furieusement inoffensif.