«Les Français ne gagneront jamais, personne ne vote pour eux» ou «Les Anglais font toujours n'importe quoi»: ces commentaires ne sont pas étrangers à tous ceux qui regardent l'Eurovision chaque année, mais au-delà de ces opinions, de véritables stratégies sont mises en place par les pays participants pour gagner (ou pas) le concours qui réunit plus de 150 millions de téléspectateurs par année. Analyse de Nicolas Tanner, auteur de La Saga Eurovision et consultant à la RTS.
48 ans, 48 longues années que nos voisins espèrent retrouver la première place de l'Eurovision. Oui, avouons-le, soutenir la France à l'Eurovision nécessite d'avoir le cœur bien accroché. En effet, ces cinq dernières années, la France avait beau grimper à la seconde place avec Barbara Pravi en 2021, elle dégringolera jusqu'à la 24e place en 2022 avec le groupe Alvan & Ahez, puis passera par la 16e avec La Zarra et remontera enfin au pied du podium en 2024 avec Slimane, de vraies montagnes russes émotionnelles. En gros, peu importe son style musical, la France n'arrive pas à décrocher le Graal.
Pourtant, le parcours de nos voisins à l'Eurovision commence sur les chapeaux de roues:
En effet, avant de les titiller sur leur disette de 48 ans, il est bon de rappeler que la France fait figure de grand pays de l'Eurovision, non seulement grâce à sa contribution financière, mais aussi grâce à ses victoires qui sont au nombre de 5 au total (dont quatre en l'espace de dix ans en 1958, 1960, 1962, 1969).
Mais les victoires françaises semblent être «le reflet d'une époque», explique Nicolas Tanner. La chanson francophone arrive encore à arracher une victoire en 1977 avec Marie Myriam qui interprète L'oiseau et l'enfant, mais par la suite «il y a eu un grand vide», note l'expert. Une sorte de traversée du désert, dirons-nous poliment.
Ainsi, pour renouer avec la première place, nos voisins ont changé de nombreuses fois leurs méthodes de sélection pour trouver leur représentant.
Diffusion à la télévision d'un grand concours national, sélection interne ou choix d'artistes déjà établis, la méthode variait selon les priorités des chefs du divertissement de France Télévision.
Ainsi, après la 14e place de Bilal Hassani en 2019, la France relancera la sélection interne pour l'édition 2020, puis reprendra le format show tv en 2021 avec Barbara Pravi.
Selon notre expert, ce n'est pas le type de sélection qui importe «mais la volonté et les moyens mis en place pour gagner le concours». Il faut tout de même avouer que, depuis la quatrième place de Slimane, la France pense se rapprocher de son objectif, notamment en privilégiant des artistes qui ont déjà fait leurs preuves.
Le consultant de la RTS ajoute que le chanteur est très apprécié en Grèce après son passage à l'Eurovision. L'hexagone doit-il alors tout miser sur les artistes déjà connus en niveau national? Pour notre expert: «La France avait fait appel à des artistes déjà établis comme Natasha St-Pier en 2001, Patricia Kaas en 2009 ou Amir en 2016 mais ils n'ont pas réussi à décrocher la première place. Etre célèbres dans le monde francophone ne suffit pas pour gagner ce concours européen».
On continue avec nos voisins du Sud, qui, eux, ne cultivent pas l'obsession de gagner le concours. J'ai nommé l'Italie. Les Transalpins comptabilisent trois victoires à l'Eurovision depuis la création du concours en 1956, mais ils se sont aussi retirés à de nombreuses reprises. De 1998 à 2010, la Rai, chaîne publique nationale, a décidé de ne plus participer à l'Eurovision, estimant que le concours avait perdu de sa popularité et qu'il ne suscitait plus d'intérêt:
Alors, pour vendre des disques et gagner en notoriété, les Italiens ont une méthode infaillible: ils alignent chaque année le gagnant du festival de musique de San Remo.
En effet, le festival de musique créé en 1951 (dont se sont inspirés les créateurs de l'Eurovision), véritable institution culturelle, continue d'attirer les foules. Depuis 2015, le festival demande au lauréat s'il souhaite participer à l'Eurovision et c'est généralement le cas, avec à la clef, «un succès populaire», explique Nicolas Tanner qui cite le groupe rock Maneskin (vainqueur de l'Eurovision en 2021) ou le rappeur italien Mahmood.
On l'aura compris, les artistes proposés par l'Italie à l'Eurovision ont déjà leur «fan base» et récoltent généralement de nombreux votes du public européen (notons que le groupe Maneskin a gagné l'édition 2021 grâce au vote du public):
Le groupe italien qui avait déjà un projet à l'international, selon Nicolas Tanner, a su profiter de la grande visibilité du concours (183 millions de personnes devant l'écran lors de la finale de 2021, dont 52% sont des jeunes de 15 à 24 ans). «Maneskin a su utiliser la plateforme de l'Eurovision pour faire décoller sa carrière, ce qui n'est pas le cas de tout le monde», relève Nicolas Tanner. Attention toutefois, de ne pas faire de raccourci: envoyer le gagnant de San Remo ne garantit pas une place sur le podium. L'Italie a beau engranger les votes du public, elle n'a remporté l'Eurovision qu'à trois reprises.
Dans la liste «des pays qui viennent quand même mais qui n'ont toujours pas compris comment gagner», voici le Royaume-Uni. Le pays détient le record du plus grand nombre de participations consécutives, mais a raté la première édition du concours en 1956. Comme la France, il a gagné cinq fois l'Eurovision, mais il détient un record étonnant... celui d'avoir échoué à une marche de la victoire non pas une, ni deux, mais seize fois! Oui, seize fois second.
Parenthèse anecdotique fermée, le Royaume-Uni est vu comme «une anomalie» par Nicolas Tanner, notamment à cause des mauvais résultats obtenus au cours de ces quinze dernières années. Notons qu'il a terminé cinq fois à la dernière place entre 2003 et 2021, et il a obtenu zéro point en 2003 et 2021.
Ce qui surprend l'auteur de La saga Eurovision, c'est qu'au pays des Beatles, les artistes accomplis ne se pressent pas pour aller à l'Eurovision:
Le Royaume-Uni a aussi organisé un concours national pour désigner le candidat de l'Eurovision, mais n'est pas San Remo qui veut. Les résultats de leurs représentants au concours furent «catastrophiques» selon le consultant de la RTS, raison pour laquelle le pays choisit désormais son candidat à l'interne. Et le public dans tout ça? Notre expert pointe encore une particularité britannique, celle d'avoir considéré le concours de l'Eurovision comme un simple divertissement:
Le vent du changement semble pourtant souffler chez nos amis d'outre-Manche. En effet, en 2024, la BBC choisit le chanteur Olly Alexander, artiste confirmé, pour représenter le Royaume-Uni. «La chanson n'était pas mauvaise, mais la mise en scène était catastrophique et la voix n'était pas juste». Résultat: Olly Alexander arrivera à la 18e position sur 24 concurrents, avec un triste record, celui de n'avoir pas récolté un seul point du public. Raté.
Bon, pour consoler les Britanniques, on notera que Sam Ryder arrivera en seconde position lors de l'Eurovision 2022 (gagné par l'Ukraine, mais qui sera finalement organisé au Royaume-Uni). Tout n'est donc pas perdu.
Et nous alors? Quelles ont été les stratégies des Suisses au fil des 69 ans de ce concours? «Je dirais que la Suisse a toujours voulu bien faire, mais à une certaine période, comme les années 90 et 2000, elle ne se qualifiait qu'une année sur deux. Et plus on fait de mauvais résultats, moins il y a de public pour regarder le concours», analyse Nicolas Tanner. Depuis 2019, la SSR mise sur les camps d'écriture et abandonne les finales télévisées «qui faisaient peu d'audience», explique-t-il. Cette nouvelle méthode semble réussir aux candidats suisses.
Luca Hänni qui est arrivé en quatrième position à Tel-Aviv en 2019, avait déjà une certaine notoriété car il avait remporté en 2012 l'émission Deutschland sucht den SuperStar, l'équivalent de La Nouvelle star. En 2021, c'est au tour de Gjon's Tears de décrocher le podium en atteignant la troisième place derrière Barbara Pravi et Maneskin.
La Suisse croyait avoir trouvé la formule magique avant de retomber dans le bas du classement avec Marius Baer, 17e en 2022, et Remo Forrer, 20e en 2023:
Alors comment expliquer que la Suisse soit passée de la 20e place à la première en l'espace d'une année? Selon Nicolas Tanner, Nemo, qui avait déjà une certaine notoriété en Suisse alémanique avant d'être choisi pour la représenter à l'Eurovision, a montré de grandes compétences vocales et une personnalité qui a séduit le jury suisse.
L'auteur de La saga de l'Eurovision explique que l'artiste avait composé The Code durant le camp d'écriture, mais ne pensait pas la chanter: «Nemo ne pensait pas interpréter sa propre chanson, mais il a fallu le convaincre que lui seul pouvait lui donner toute sa dimension»
La suite, on la connaît, Nemo remportera l'édition 2024 avec The Code, après 36 ans d'attente pour la Suisse.
Après avoir analysé les différentes stratégies de ces quatre pays, impossible toutefois de donner une formule magique pour gagner le concours musical le plus regardé au monde. «Remporter le concours dépend non seulement de la qualité de l'artiste, mais la chanson doit aussi s'inscrire dans un contexte culturel et politique européen». En résumé, il ne suffit pas d'avoir la bonne chanson, encore faut-il être dans le bon timing. A méditer.