Suisse-France, ce n’était au début qu’un 8e de finale de plus que la Nati devait perdre; au lieu de quoi le rendez-vous s’est transformé en évènement historique, avec une première qualification pour les quarts de finale depuis 1954 au terme d’une soirée inoubliable, marquée par un doublé de Seferovic, une égalisation tardive de Gavranovic, une masterclass de Xhaka et un penalty repoussé par Sommer. Mais où ranger cet exploit? Dans quel tiroir de notre mémoire collective le protéger du temps qui passe? N’est-il pas déjà menacé par le résultat du quart de finale de vendredi face aux redoutables espagnols?
Pour se faire une idée de la portée de l’évènement, on a passé pile une mi-temps (la troisième 😉) avec Grégory Quin, historien du sport, passionné de football, ancien abonné au RC Strasbourg des belles années.
Grégory Quin répond en deux temps.
Le résultat du quart de finale contre l’Espagne pourrait indirectement «ternir la prestation des Suisses face aux champions du monde, redoute l’historien du sport à l’Université de Lausanne. Si la Suisse réalise le même match que face à l’Italie (défaite 3-0), cela signifiera que son niveau n’est pas celui que tout le monde a cru voir au tour précédent, et qu’elle a surtout profité des faiblesses de la France pour se qualifier.»
Des Bleus rongés par les blessures, puis par le doute instillé par son sélectionneur dans ses choix tactiques, et enfin par des querelles entre joueurs apparues sur la pelouse avant les prolongations. «De toute évidence, la place de cette équipe de Suisse dans l’histoire sera déterminée par ses résultats sur l’ensemble du tournoi davantage que sur son seul match contre la France», résume Grégory Quin.
Est-ce qu’on ne pourrait pas faire une exception juste cette fois, et hisser cette équipe au panthéon de la gloire nationale, même si elle se prend une «monstre sonnée» face aux Ibères? Après tout, un exploit ne dépend pas seulement d’un résultat; il se mesure aussi dans la façon dont le public a accueilli ce résultat.
Grégory Quin acquiesce. Il sait que toute la Suisse est descendue dans la rue pour cueillir cette victoire savoureuse contre des voisins qui ne l'avaient pas vue venir. Il sait aussi que le scénario du match rend cette folle soirée de Bucarest encore plus inoubliable. «La victoire de la Nati, c’est surtout celle d'une Suisse multikulti, dont la diversité alimente les succès (quand elle ne facilite pas les défaites, sic!).» Il ajoute:
Il a peut-être manqué certains éléments pour hisser le rendez-vous au sommet de la pile des exploits du sport helvétique (la RTS classe la victoire parmi les huit plus importantes du football suisse). Mais lesquels? Grégory Quin en voit deux:
Pour ces deux raisons, l’historien du sport souligne que la victoire des Helvètes face à l’Espagne (1-0) au Mondial 2010 est peut-être plus significative. La Nati avait créé la sensation sur un but de rageux, signé Gelson Fernandes, face à une équipe qui est devenue championne du monde un mois plus tard.
Dans notre monde, où tout se vit en accéléré, où une nouvelle en remplace une autre, selon un système permanent de surenchère, où l’immédiateté prime sur le contenu, ce Suisse-France aura-t-il le temps de vieillir, et si possible pas trop mal?
«Il disparaîtra un jour des mémoires, c’est même le propre de l’histoire», rappelle Grégory Quin, pas forcément optimiste pour le sujet qui nous concerne.
Pour être certaine de ne pas se faire oublier trop vite, disons jusqu’au Mondial 2022 au Qatar, cette équipe de Suisse doit aller au bout et triompher en finale sur un exploit personnel de Luca Loutenbach, le fan jurassien dont l’UEFA, en le qualifiant pour la suite du tournoi, aura elle aussi construit la fulgurante notoriété!