Sport
Ski

Yann Rausis: «Skier proche de la mort est une forme d'initiation»

Pour Yann Rausis, aller en montagne et vivre des expériences fortes reste quelque chose d’assez intime, de difficile à expliquer.
Pour Yann Rausis, aller en montagne et vivre des expériences fortes reste quelque chose d’assez intime, de difficile à expliquer.@Marianne claret

«Skier au plus proche de la mort est aussi une forme d'initiation»

La star du freeride Yann Rausis a surpris le milieu avec un film innovant, où les postures de casse-cou s’effacent peu à peu devant une dimension mystique. La peur, l'ego, les montagnes magiques dont on revient transformé: il parle de tout sans tabou.
26.01.2022, 18:4727.01.2022, 08:28

La montagne: «Parfois, tout est très flou, on ne sait pas s’il faut y aller ou pas»

Existe-t-il des montagnes que vous avez du mal à cerner ou à comprendre?
YANN RAUSIS: Oui, ça arrive. C’est parfois difficile de débarquer sur une montagne où tu ne connais pas les risques, les conditions de neige. Tu as envie d’utiliser tes outils d’analyse habituels, mais ils ne sont pas forcément adaptés, ils ne donnent pas une vision claire des dangers. Parfois, c’est très flou, malgré tous nos efforts d’observation. On ne sait pas quoi faire.

Et comment tranchez-vous?
Il y a assez souvent, en montagne, ces moments-là. On est dans l’ordre de la zone grise. Parfois, la zone est gris foncé et on décide de renoncer. Parfois, elle est gris clair et on y va quand même, en prenant des précautions. A chaque fois, c’est un choix individuel, mais il faut rester humble par rapport à sa capacité de décision. Dans de telles situations, tu peux observer pendant des heures, il reste toujours une part d’incertitude et il faut être prêt à vivre avec ça.

A l’inverse, des montagnes vous paraissent-elles immédiatement «sympathiques»?
Oui, très clairement. Il y a des endroits avec lesquels j’ai une grande affinité, sans pouvoir vraiment l’expliquer. Des endroits où je vais me ressourcer, où j’ai l’impression de revenir différent à chaque fois, après y avoir passé une seule journée. Des endroits avec presque un côté magique.

Par exemple?
Si je devais citer un nom, j’adore la Combe de l’A (ndlr: dans le Val d'Entremont). Je ne sais pas si c’est voulu mais ceux qui l’ont nommée ainsi ont laissé dans ce A une espèce de suggestion. On ne sait pas si c’est la Combe de l’Absolu, de l’Amour, etc (rires).

Ou de l’Apéro.
Vous ne croyez pas si bien dire: il y a une cabane pour l’apéro. J’adore retourner dans ce coin en été.

«J’y vais cinq ou six fois et presque toujours, il y a cette magie qui opère, j’en reviens avec le sentiment d’être différent»

La solitude et le ressenti ne sont-ils pas précisément le propre du freeride?
J'acquiesce: aller en montagne et vivre ces expériences fortes reste quelque chose d’assez intime, de difficile à expliquer. On le vit à plusieurs, bien sûr, parce qu’on ne va jamais seul là-haut. Mais quand on skie, quand on est dans la ligne, on touche à la solitude absolue. Avec mon film From Source, j’ai voulu donner la possibilité à chacun, j’espère, de se relier de manière plus directe à ce ressenti, sans passer forcément par les mots et les grands discours.

Le film

Une montagne peut-elle vous donner ou vous «bouffer» de l’énergie?
Chaque jour à la montagne est différent. On ne ressent clairement pas les mêmes énergies quand on skie par 20 degrés dans de la neige qui fond ou sur une arête à 4000 mètres, dans un environnement glaciaire. Ce sont des univers totalement différents qui déclenchent en nous des réactions tout aussi différentes. Dans le froid et le vent, on cherchera vite à se contrôler, à gérer ses émotions, éventuellement sa peur. Par beau temps, neige agréable à skier, on bascule vite dans la détente et la créativité.

La peur: «J’ai hésité une minute devant la plaque de glace, puis je suis remonté en escalier»

Vous avez prononcé le mot peur. Ça vous arrive vraiment?
Oui. Evidemment.

Ce n’est pas l’impression que donnent vos vidéos...
Clairement. Mais c’est un sentiment assez naturel que l’on apprend à gérer. Dans les situations extrêmes, notre psyché va toujours générer de la peur. C’est quelque chose d’inévitable. La phase d’apprentissage, ou l’expérience, consiste à comprendre à partir de quand cette peur devient trop forte. Quand elle prend le dessus. Quand elle empêche de faire les choses justes. Si elle est là dans un coin, on l’utilise positivement, comme un messager. Mais si on se laisse happer, on commence à adopter des comportements qui peuvent mener à l’accident.

«La peur est là, souvent, mais il faut savoir quand l'écouter et quand la laisser aller»

Vous arrive-t-il de vous dire: «Non, là, je n’y vais pas»?
Oui. Dans From Source, il y a une ligne où je saute un sérac dans un couloir du Grand Combin. Durant le run précédent, je suis arrivé au sommet de 30 mètres de glace vive que je n’avais pas vus au repérage. J’ai hésité une minute avant cette plaque. J’ai d’abord pensé que c'était possible: il suffisait d’aller tout droit et d’espérer que les carres tiennent. Puis j’ai dit non. J’avais trop peur et je suis remonté en escalier. Ai-je bien fait? Oui, certainement. Je me suis écouté.

L’ego d’un freerider souffre-t-il de renoncer devant une plaque de glace?
Je ne dirais pas que je suis totalement hermétique aux jeux de mon ego... Il y a toujours l’envie de réussir une ligne parce que cette occupation revêt de l’importance pour moi. On veut faire une belle image dans un environnement glaciaire. On sait qu’on en a besoin pour le film. On a envie d’y aller pour toutes ces raisons. Sauf que ce ne sont pas les bonnes. On est quand même là pour vivre une expérience qui se finit bien.

L’extrême limite: «Je ne cours pas ces endroits où l’on sait que si on tombe, on meurt»

En termes de ressenti, existe-t-il un équivalent au freeride, sinon un pis-aller?
Si votre question porte sur le flow, oui, je peux le ressentir à d’autres moments de la vie. En vélo, en grimpe, peut-être en écoutant de la musique ou en faisant de la méditation. Mais le ski extrême exige un état de concentration intense. On a besoin d’entrer, je dirais, dans un sentiment d’urgence, dans une situation qui pourrait être vue comme de la survie, afin de générer cette concentration hyper intense.

Image

La survie peut-elle devenir le but recherché?
Personnellement, je ne cours pas ces pentes raides où l’on sent, où l’on sait que si on tombe, on est mort. Il y a des endroits en montagne où la chute entraîne inévitablement la mort, on appelle ça les «no fall zones». Certains aiment cette pratique-là. Moi, je préfère les situations où je sais que j’ai quand même le droit à la chute. Ça permet d’avoir une plus grande décontraction. En même temps, je peux comprendre la démarche.

«Je peux comprendre cette envie de skier au plus proche de la mort. C’est aussi une forme d’initiation»

Faut-il en déduire qu’un Jérémie Heitz, spécialiste du ski de pente raide, joue avec sa vie?
Je pense que ce qu’il va chercher en pente raide, à 4000 ou 6000 mètres, ce sont la plupart du temps des «no fall zones». Mais il a un ski très technique, quasiment infaillible, qui lui permet de faire ça. Je n’ai pas l’impression que ce soit mon créneau. En tout cas pas à une telle fréquence.

L’esprit freeride: «Face à la montagne, plus personne ne pense qu’il est le meilleur du monde»

Avec From Source, votre démarche semble plus artistique que sportive. Est-ce un changement d’orientation?
J’ai commencé le ski à trois ans, je dirais que tout est venu de manière naturelle. Au début, ce n’était qu’une pure joie d’enfant. Ce n’est qu’ensuite que j'ai commencé à mettre des mots dessus, même s’il en manque toujours pour décrire ce que l’on ressent à ski. J’ai toujours aimé la dimension philosophique, le côté artistique, aussi, du freeride. J’ai essayé de mettre tout cela en forme dans le film. C’est ce qui me permet de relier ma pratique au monde extérieur, d’en faire profiter les autres.

Vous ne reviendrez plus jamais sur le Freeride World Tour?
La compétition, pour moi, a aussi été une initiation. Il a fallu vaincre des peurs, faire abstraction de certains éléments perturbateurs, l’hélico, les gens qui regardent, les médias. La compétition vous oblige à être très centré, inébranlable, pour réussir votre ligne. Après cinq ans sur le FWT, j’ai pensé que tout ceci pouvait m’éloigner d’un certain sens premier. Mais ce n’est peut-être qu’un sentiment temporaire.

La fraternité des freeriders est-elle un mythe ou une réalité?
Non, non, elle existe. Une pratique comme le freeride rend les gens authentiques. Face à la peur, face à la montagne, les émotions sortent facilement. Plus personne ne pense qu’il est le meilleur du monde... Cet environnement permet de se relier aux autres de façon assez directe, peut-être au-delà des masques que l’on porterait en société. Il y a une fraternité très palpable. Ce qui n’empêche d'ailleurs pas d’avoir un ego et de vouloir absolument gagner en compétition.

Le mystique: «Aller se confronter à sa solitude, à son ombre, est un privilège du freeride»

Dans From Source, vous passez du temps dans une grotte pour en ressortir transformé. C’est comme ça que vous voyez vos excursions?
Il y a cette idée assez présente de l’initiation. D’aller se confronter à sa propre solitude, à son ombre, d’aller s'isoler. Pour moi, il y a des parallèles à tirer avec certaines pratiques chamaniques: ils appellent cela des quêtes de pouvoir. On va chercher dans la nature des choses que l’on ne trouverait pas dans le monde habituel, pour l’intégrer ensuite à notre vie active. J’ai essayé de le retranscrire dans From Source avec cette idée de la grotte, l’impression d’en revenir transformé.

L’eau, sous toutes ses formes, occupe une place centrale dans le film.
J’ai joué avec l’image de la source, déjà dans le titre. J’ai montré de l’eau, de la neige, des cristaux. Uniquement des éléments fluides ou très organisés. Car un cristal, au fond, c’est cela, c’est de la matière organisée à son plus haut degré.

Image

Pourquoi l’eau?
Elle possède une définition scientifique mais elle est d’abord un lien essentiel et fondamental puisque nous sommes principalement constitués d’eau. J’ai essayé, par ces symboles, par le rappel de ces éléments, de déclencher quelque chose de peut-être plus profond, certains diront de plus archaïque, de plus primitif. Carl Jung parlait du «natural mind», cette idée qu’une partie de notre esprit peut se relier directement à la réalité, aux éléments, à la nature, sans passer nécessairement par la pensée rationnelle ou l’analyse. C’est dans ce créneau que j’ai essayé de créer quelque chose.

Le film: «J’ai voulu toucher des sentiments plus profonds»

Vous avez donné à From Source une dimension spirituelle que l’on voit rarement dans les vidéos de freeride.
La plupart des films de montagne sont basés sur un narratif, sur des interviews, quelque chose d’assez construit qui, peut-être, tourne un peu en rond. Mon approche est expérimentale. Comme d’autres feraient un essai philosophique, moi, d’une certaine façon, j’ai fait un essai cinématographique en ski. J’ai essayé d’apporter, peut-être, quelque chose en plus. Du moins, quelque chose qui laisse beaucoup de place à l’interprétation et à l’imagination. Ce que les films de ski ou de montagne font assez peu mais je ne voudrais pas généraliser. Et je ne sais pas exactement comment les gens ont perçu le mien…

Avez-vous eu des retours?
Beaucoup, presque tous positifs. Mais finalement, très peu de retours en profondeur. La plupart des gens ont été touchés mais sont restés relativement muets sur leurs sentiments.

Par pudeur?
Probablement un peu. Mais peut-être aussi parce qu’on n’a pas toujours les mots pour exprimer ce type de ressenti. C’est la principale raison de ce film: transmettre par l’image et les symboles. Essayer…

Sur une musique de sa grand-maman

From Source est rythmé, bercé, par la voix de Françoise Claret, 79 ans dont un paquet sur les scènes romandes. La grand-mère de Yann Rausis y chante Sans peur et sans remords, extrait de l'album Hymne à la vie sorti en 2000.

Sur des paroles de sa maman

Marianne Claret vient de publier un livre joliment subversif aux Editions de l’Aire (204 pages) qui aborde notamment des questions de genre sur un ton politiquement incorrect (les hommes sont-ils des femmes comme les autres?), ou encore des problématiques en lien avec l’éducation (à l’ère des parents copains, des papas «Lego» et de la révolution numérique). La mère de Yann a également écrit les paroles de Sans peur et sans remords.
Image
Plus d'articles sur le sport
Grichting: «Je vis toujours avec les douleurs de mon agression en Turquie»
Grichting: «Je vis toujours avec les douleurs de mon agression en Turquie»
de Etienne Wuillemin
Qui est Laila Hasanovic, la petite amie de Jannik Sinner?
Qui est Laila Hasanovic, la petite amie de Jannik Sinner?
Le talent de ce Romand a été salué par Xherdan Shaqiri
Le talent de ce Romand a été salué par Xherdan Shaqiri
de Julien Caloz
Ces équipes sournoises étaient prêtes à tout pour gagner
Ces équipes sournoises étaient prêtes à tout pour gagner
de Yoann Graber
L'écharpe de ce club suisse a une fonction inattendue
L'écharpe de ce club suisse a une fonction inattendue
de Yoann Graber
Une prime spéciale a été créée au Masters de Turin
Une prime spéciale a été créée au Masters de Turin
de Julien Caloz
Il tire à côté du goal, mais marque
Il tire à côté du goal, mais marque
de Yoann Graber
«Les gens m'ont insulté»: il fait payer pour voir du vélo
«Les gens m'ont insulté»: il fait payer pour voir du vélo
de Romuald Cachod
On a goûté le vin valaisan de Messi: «48 balles?!»
On a goûté le vin valaisan de Messi: «48 balles?!»
de Jérémie Crausaz, Margaux Habert, Yoann Graber
Decathlon a une stratégie ciblée pour percer en Suisse
Decathlon a une stratégie ciblée pour percer en Suisse
de Julien Caloz
Ce grand pays européen vit très bien sans la VAR
Ce grand pays européen vit très bien sans la VAR
«Beaucoup fumaient des joints sur le Tour de France»
«Beaucoup fumaient des joints sur le Tour de France»
de Nicolas Mennel
Le foot anglais révolutionne ses minutes de silence
Le foot anglais révolutionne ses minutes de silence
de Yoann Graber
Les Russes se rebiffent contre le ski mondial
Les Russes se rebiffent contre le ski mondial
de Romuald Cachod
Ajoie est le club le plus important du hockey suisse
1
Ajoie est le club le plus important du hockey suisse
de Klaus Zaugg
Le club de Xhaka a une astuce pour perturber ses adversaires
Le club de Xhaka a une astuce pour perturber ses adversaires
de Yoann Graber
Thoune a un sérieux handicap dans la course au titre
1
Thoune a un sérieux handicap dans la course au titre
de Julien Caloz
Il y a eu un gros couac au Stade de France
Il y a eu un gros couac au Stade de France
de Romuald Cachod
La venue de Ronaldinho en Suisse a semé le chaos
La venue de Ronaldinho en Suisse a semé le chaos
de Raphael Gutzwiller et Roman Loeffel
L'«effet Odermatt» cause un souci aux fans de ski suisses
L'«effet Odermatt» cause un souci aux fans de ski suisses
de François Schmid-Bechtel
On a vu Messi sauver les fesses de son club
On a vu Messi sauver les fesses de son club
de fred valet et marine brunner, miami
Cette photo cache un grand malaise
Cette photo cache un grand malaise
de Yoann Graber
Une star du Bayern Munich marque un but fou
Une star du Bayern Munich marque un but fou
de Yoann Graber
Ce défi inédit propulse le running dans une nouvelle ère
Ce défi inédit propulse le running dans une nouvelle ère
Les fans de NBA sont fâchés
Les fans de NBA sont fâchés
de Yoann Graber
Une triste addiction a obligé le coach du FC Lucerne à changer de club
Une triste addiction a obligé le coach du FC Lucerne à changer de club
Granit Xhaka va jouer un match spécial
Granit Xhaka va jouer un match spécial
de Timo Rizzi
Djokovic peut rattraper Roger Federer ce week-end
Djokovic peut rattraper Roger Federer ce week-end
de Romuald Cachod
Le retour de Reto Berra en équipe de Suisse soulève un problème
Le retour de Reto Berra en équipe de Suisse soulève un problème
de Klaus Zaugg
Excellente nouvelle pour Simon Ammann
Excellente nouvelle pour Simon Ammann
de Romuald Cachod
Un youtubeur est sur le point de participer au Tour de France
Un youtubeur est sur le point de participer au Tour de France
de Romuald Cachod
Murat Yakin a fait passer un message très clair à Noah Okafor
Murat Yakin a fait passer un message très clair à Noah Okafor
de François Schmid-Bechtel
Le suspense est total sur le banc de la Nati de hockey
Le suspense est total sur le banc de la Nati de hockey
de Klaus Zaugg
Le Lausanne-Sport affronte des communistes
Le Lausanne-Sport affronte des communistes
de Yoann Graber
Des Romands vont braver le danger sur le Tour de France
Des Romands vont braver le danger sur le Tour de France
de Julien Caloz
La menace d’une suspension plane sur la star du ski français
2
La menace d’une suspension plane sur la star du ski français
de Romuald Cachod
Le geste de ce pongiste ravive un grand débat moral
1
Le geste de ce pongiste ravive un grand débat moral
de Yoann Graber
Ceci pourrait également vous intéresser:
Avez-vous quelque chose à nous dire ?
Avez-vous une remarque ou avez-vous découvert une erreur ? Vous pouvez nous transmettre votre message via le formulaire.
0 Commentaires
Comme nous voulons continuer à modérer personnellement les débats de commentaires, nous sommes obligés de fermer la fonction de commentaire 72 heures après la publication d’un article. Merci de votre compréhension!
Les Russes se rebiffent contre le ski mondial
Interdits de Jeux olympiques par la Fédération internationale de ski (FIS), certains skieurs russes contre-attaquent, espérant un dénouement similaire à celui dans la luge.
La position du Comité international olympique (CIO) est claire: pour les Jeux olympiques de Milan-Cortina, cet hiver, il revient aux Fédérations internationales (FI) de décider du sort des athlètes russes.
L’article