Existe-t-il des montagnes que vous avez du mal à cerner ou à comprendre?
YANN RAUSIS: Oui, ça arrive. C’est parfois difficile de débarquer sur une montagne où tu ne connais pas les risques, les conditions de neige. Tu as envie d’utiliser tes outils d’analyse habituels, mais ils ne sont pas forcément adaptés, ils ne donnent pas une vision claire des dangers. Parfois, c’est très flou, malgré tous nos efforts d’observation. On ne sait pas quoi faire.
Et comment tranchez-vous?
Il y a assez souvent, en montagne, ces moments-là. On est dans l’ordre de la zone grise. Parfois, la zone est gris foncé et on décide de renoncer. Parfois, elle est gris clair et on y va quand même, en prenant des précautions. A chaque fois, c’est un choix individuel, mais il faut rester humble par rapport à sa capacité de décision. Dans de telles situations, tu peux observer pendant des heures, il reste toujours une part d’incertitude et il faut être prêt à vivre avec ça.
A l’inverse, des montagnes vous paraissent-elles immédiatement «sympathiques»?
Oui, très clairement. Il y a des endroits avec lesquels j’ai une grande affinité, sans pouvoir vraiment l’expliquer. Des endroits où je vais me ressourcer, où j’ai l’impression de revenir différent à chaque fois, après y avoir passé une seule journée. Des endroits avec presque un côté magique.
Par exemple?
Si je devais citer un nom, j’adore la Combe de l’A (ndlr: dans le Val d'Entremont). Je ne sais pas si c’est voulu mais ceux qui l’ont nommée ainsi ont laissé dans ce A une espèce de suggestion. On ne sait pas si c’est la Combe de l’Absolu, de l’Amour, etc (rires).
Ou de l’Apéro.
Vous ne croyez pas si bien dire: il y a une cabane pour l’apéro. J’adore retourner dans ce coin en été.
La solitude et le ressenti ne sont-ils pas précisément le propre du freeride?
J'acquiesce: aller en montagne et vivre ces expériences fortes reste quelque chose d’assez intime, de difficile à expliquer. On le vit à plusieurs, bien sûr, parce qu’on ne va jamais seul là-haut. Mais quand on skie, quand on est dans la ligne, on touche à la solitude absolue. Avec mon film From Source, j’ai voulu donner la possibilité à chacun, j’espère, de se relier de manière plus directe à ce ressenti, sans passer forcément par les mots et les grands discours.
Une montagne peut-elle vous donner ou vous «bouffer» de l’énergie?
Chaque jour à la montagne est différent. On ne ressent clairement pas les mêmes énergies quand on skie par 20 degrés dans de la neige qui fond ou sur une arête à 4000 mètres, dans un environnement glaciaire. Ce sont des univers totalement différents qui déclenchent en nous des réactions tout aussi différentes. Dans le froid et le vent, on cherchera vite à se contrôler, à gérer ses émotions, éventuellement sa peur. Par beau temps, neige agréable à skier, on bascule vite dans la détente et la créativité.
Vous avez prononcé le mot peur. Ça vous arrive vraiment?
Oui. Evidemment.
Ce n’est pas l’impression que donnent vos vidéos...
Clairement. Mais c’est un sentiment assez naturel que l’on apprend à gérer. Dans les situations extrêmes, notre psyché va toujours générer de la peur. C’est quelque chose d’inévitable. La phase d’apprentissage, ou l’expérience, consiste à comprendre à partir de quand cette peur devient trop forte. Quand elle prend le dessus. Quand elle empêche de faire les choses justes. Si elle est là dans un coin, on l’utilise positivement, comme un messager. Mais si on se laisse happer, on commence à adopter des comportements qui peuvent mener à l’accident.
Vous arrive-t-il de vous dire: «Non, là, je n’y vais pas»?
Oui. Dans From Source, il y a une ligne où je saute un sérac dans un couloir du Grand Combin. Durant le run précédent, je suis arrivé au sommet de 30 mètres de glace vive que je n’avais pas vus au repérage. J’ai hésité une minute avant cette plaque. J’ai d’abord pensé que c'était possible: il suffisait d’aller tout droit et d’espérer que les carres tiennent. Puis j’ai dit non. J’avais trop peur et je suis remonté en escalier. Ai-je bien fait? Oui, certainement. Je me suis écouté.
L’ego d’un freerider souffre-t-il de renoncer devant une plaque de glace?
Je ne dirais pas que je suis totalement hermétique aux jeux de mon ego... Il y a toujours l’envie de réussir une ligne parce que cette occupation revêt de l’importance pour moi. On veut faire une belle image dans un environnement glaciaire. On sait qu’on en a besoin pour le film. On a envie d’y aller pour toutes ces raisons. Sauf que ce ne sont pas les bonnes. On est quand même là pour vivre une expérience qui se finit bien.
En termes de ressenti, existe-t-il un équivalent au freeride, sinon un pis-aller?
Si votre question porte sur le flow, oui, je peux le ressentir à d’autres moments de la vie. En vélo, en grimpe, peut-être en écoutant de la musique ou en faisant de la méditation. Mais le ski extrême exige un état de concentration intense. On a besoin d’entrer, je dirais, dans un sentiment d’urgence, dans une situation qui pourrait être vue comme de la survie, afin de générer cette concentration hyper intense.
La survie peut-elle devenir le but recherché?
Personnellement, je ne cours pas ces pentes raides où l’on sent, où l’on sait que si on tombe, on est mort. Il y a des endroits en montagne où la chute entraîne inévitablement la mort, on appelle ça les «no fall zones». Certains aiment cette pratique-là. Moi, je préfère les situations où je sais que j’ai quand même le droit à la chute. Ça permet d’avoir une plus grande décontraction. En même temps, je peux comprendre la démarche.
Faut-il en déduire qu’un Jérémie Heitz, spécialiste du ski de pente raide, joue avec sa vie?
Je pense que ce qu’il va chercher en pente raide, à 4000 ou 6000 mètres, ce sont la plupart du temps des «no fall zones». Mais il a un ski très technique, quasiment infaillible, qui lui permet de faire ça. Je n’ai pas l’impression que ce soit mon créneau. En tout cas pas à une telle fréquence.
Avec From Source, votre démarche semble plus artistique que sportive. Est-ce un changement d’orientation?
J’ai commencé le ski à trois ans, je dirais que tout est venu de manière naturelle. Au début, ce n’était qu’une pure joie d’enfant. Ce n’est qu’ensuite que j'ai commencé à mettre des mots dessus, même s’il en manque toujours pour décrire ce que l’on ressent à ski. J’ai toujours aimé la dimension philosophique, le côté artistique, aussi, du freeride. J’ai essayé de mettre tout cela en forme dans le film. C’est ce qui me permet de relier ma pratique au monde extérieur, d’en faire profiter les autres.
Vous ne reviendrez plus jamais sur le Freeride World Tour?
La compétition, pour moi, a aussi été une initiation. Il a fallu vaincre des peurs, faire abstraction de certains éléments perturbateurs, l’hélico, les gens qui regardent, les médias. La compétition vous oblige à être très centré, inébranlable, pour réussir votre ligne. Après cinq ans sur le FWT, j’ai pensé que tout ceci pouvait m’éloigner d’un certain sens premier. Mais ce n’est peut-être qu’un sentiment temporaire.
La fraternité des freeriders est-elle un mythe ou une réalité?
Non, non, elle existe. Une pratique comme le freeride rend les gens authentiques. Face à la peur, face à la montagne, les émotions sortent facilement. Plus personne ne pense qu’il est le meilleur du monde... Cet environnement permet de se relier aux autres de façon assez directe, peut-être au-delà des masques que l’on porterait en société. Il y a une fraternité très palpable. Ce qui n’empêche d'ailleurs pas d’avoir un ego et de vouloir absolument gagner en compétition.
Dans From Source, vous passez du temps dans une grotte pour en ressortir transformé. C’est comme ça que vous voyez vos excursions?
Il y a cette idée assez présente de l’initiation. D’aller se confronter à sa propre solitude, à son ombre, d’aller s'isoler. Pour moi, il y a des parallèles à tirer avec certaines pratiques chamaniques: ils appellent cela des quêtes de pouvoir. On va chercher dans la nature des choses que l’on ne trouverait pas dans le monde habituel, pour l’intégrer ensuite à notre vie active. J’ai essayé de le retranscrire dans From Source avec cette idée de la grotte, l’impression d’en revenir transformé.
L’eau, sous toutes ses formes, occupe une place centrale dans le film.
J’ai joué avec l’image de la source, déjà dans le titre. J’ai montré de l’eau, de la neige, des cristaux. Uniquement des éléments fluides ou très organisés. Car un cristal, au fond, c’est cela, c’est de la matière organisée à son plus haut degré.
Pourquoi l’eau?
Elle possède une définition scientifique mais elle est d’abord un lien essentiel et fondamental puisque nous sommes principalement constitués d’eau. J’ai essayé, par ces symboles, par le rappel de ces éléments, de déclencher quelque chose de peut-être plus profond, certains diront de plus archaïque, de plus primitif. Carl Jung parlait du «natural mind», cette idée qu’une partie de notre esprit peut se relier directement à la réalité, aux éléments, à la nature, sans passer nécessairement par la pensée rationnelle ou l’analyse. C’est dans ce créneau que j’ai essayé de créer quelque chose.
Vous avez donné à From Source une dimension spirituelle que l’on voit rarement dans les vidéos de freeride.
La plupart des films de montagne sont basés sur un narratif, sur des interviews, quelque chose d’assez construit qui, peut-être, tourne un peu en rond. Mon approche est expérimentale. Comme d’autres feraient un essai philosophique, moi, d’une certaine façon, j’ai fait un essai cinématographique en ski. J’ai essayé d’apporter, peut-être, quelque chose en plus. Du moins, quelque chose qui laisse beaucoup de place à l’interprétation et à l’imagination. Ce que les films de ski ou de montagne font assez peu mais je ne voudrais pas généraliser. Et je ne sais pas exactement comment les gens ont perçu le mien…
Avez-vous eu des retours?
Beaucoup, presque tous positifs. Mais finalement, très peu de retours en profondeur. La plupart des gens ont été touchés mais sont restés relativement muets sur leurs sentiments.
Par pudeur?
Probablement un peu. Mais peut-être aussi parce qu’on n’a pas toujours les mots pour exprimer ce type de ressenti. C’est la principale raison de ce film: transmettre par l’image et les symboles. Essayer…