Heinz P. (nom d'emprunt) a 68 ans et a travaillé de nombreuses années comme chef de chantier dans le département immobilier des Chemins de fer fédéraux suisses (CFF) à Olten. Lorsqu'il est parti à la retraite, l'entreprise publique l'a remercié pour ses années de service.
Ce que les CFF n'ont pas remarqué? L'homme aurait accepté des pots-de-vin de près de 20 000 francs, en échange desquels il aurait confié des mandats à un ami architecte et versé des honoraires excessifs.
Le Ministère public de la Confédération lui reproche trois choses:
Le procès s'ouvre mercredi au Tribunal pénal fédéral.
L'architecte Urs S. (nom d'emprunt), accusé de corruption et de complicité de gestion déloyale, devra également y comparaître. Ce prévenu est âgé de 61 ans et originaire de la région bâloise. C'est un homme respecté: il a dirigé un club renommé et possède un café bien connu dans la ville. Maintenant, il craint pour sa réputation.
Et tout cela, simplement parce qu'il aurait été, ironiquement, trop transparent dans sa comptabilité. En effet, il aurait fait figurer dans son système de facturation des paiements vers le compte occulte privé de son ami des CFF, en les enregistrant sous la rubrique «commissions» et en y ajoutant la mention «CFF». Ce manque de discrétion a attiré l'attention de l'administration fiscale fédérale, qui a découvert ces transactions suspectes lors d'un contrôle aléatoire et a immédiatement porté plainte.
C'est ainsi qu'une longue procédure a été enclenchée. En effet, la justice examine aujourd’hui des infractions commises il y a plus de dix ans.
Heinz P. n'a pas non plus agi de manière particulièrement clandestine: il a utilisé son adresse e-mail officielle des CFF pour communiquer. Les enquêteurs ont ainsi pu reconstituer les échanges entre les deux hommes. Ils ont ainsi discuté de leur manière de procéder.
Heinz P. se référait aux nouvelles prescriptions financières des CFF lors de l'attribution des mandats:
Et son interlocuteur répond:
Heinz P. s'est manifesté plus tard avec un mail dont l'objet était «Confidentiel!!!» et a envoyé à son ami les prix que la concurrence avait soumis pour une offre. Si un deuxième tour de sélection avait eu lieu, cette information aurait offert un avantage à l’architecte. Toutefois, Heinz P. ne pouvait pas attribuer ce marché à lui seul, et celui-ci fut finalement accordé à un concurrent.
L'homme des CFF a alors écrit à l'architecte:
En quatre ans, le bureau d'architectes a exécuté des mandats pour les CFF pour un montant de 65 000 francs. Selon l'acte d'accusation, Heinz P. pouvait décider lui-même des commandes allant jusqu'à 10 000 francs. Normalement, le principe des quatre yeux – exigeant une double validation – devait s’appliquer à chaque facture, mais il semble ne pas avoir été systématiquement respecté.
Les deux compères ne se seraient pas limités à éliminer la concurrence. Ils auraient également négocié des honoraires excessifs et facturé des heures de travail que le bureau n'avait pas effectuées. L'architecte aurait ainsi versé au chef de chantier des CFF des commissions en quatre tranches – en espèces ou par bulletin de versement sur un compte noir à la banque cantonale d'Argovie.
Le préjudice financier pour les CFF reste limité. Cependant, l’affaire pose un sérieux problème d’image pour l’entreprise ferroviaire. Selon le Ministère public de la Confédération, Heinz P. a porté atteinte aux intérêts publics en démontrant «qu’il était possible d’attribuer directement des contrats aux mêmes entreprises sans la moindre difficulté». La révélation de ce scandale pourrait donc d’éroder la confiance du public envers les CFF.
Les deux prévenus nient toutes les accusations, mais ne veulent pas s'exprimer avant l'audience. La présomption d'innocence est de mise.
Les CFF communiquent ainsi:
Ce n’est pas la première fois que l’entreprise est confrontée à des affaires similaires. Trois précédents marquants restent dans les mémoires.
Wolfgang Winter a dirigé la filiale des CFF Elvetino de 2011 à 2017. C'est elle qui gère la centaine de voitures-restaurants et de bistrots du chemin de fer. Du temps de Winter, il y avait encore les 200 légendaires chariots minibar. Mais Winter les a retirés de la circulation à la fin de son mandat pour économiser de l'argent.
Sur le plan personnel, Winter aurait géré ses affaires selon d'autres critères. Il aurait engagé un ami comme conseiller, qui aurait encaissé des honoraires excessifs. Celui-ci aurait reversé une partie de l'argent sous forme de rétrocomission. Dans les ordres de paiement, il mentionnait des codes tels que «récolte de pommes de terre» ou «récolte de mangues». A cela s'ajoutent diverses autres transactions illégales.
La filiale des CFF n'avait pas de contrôles internes efficaces et pendant des années, personne ne s'est aperçu de rien. Ce n'est que lorsqu'un nouveau membre de la direction a eu des soupçons à propos d'une note de frais que tout a été découvert.
L'année dernière, le tribunal de district de Zurich a condamné Winter à une peine de trois ans de prison. L'homme de 68 ans a fait appel. La présomption d'innocence s'applique.
Le système de fraude d'un entrepreneur thurgovien était encore plus grand. Avec trois complices de la division Infrastructure des CFF à Saint-Gall, il a mis en place un réseau criminel. Les chefs de chantier des CFF alimentaient le système financier interne avec des factures fictives ou surévaluées. Le chemin de fer a perdu 3,2 millions de francs sans s'en rendre compte.
Les escrocs ont utilisé l'argent pour embellir leurs maisons familiales, se construire une piscine dans le jardin, ou s'acheter une Harley-Davidson ou une Porsche. Ce n'est que lorsque l'entreprise de construction a été vendue que la fraude a été découverte. La personne qui lui a succédé a découvert les décomptes et a fait une dénonciation spontanée. L'enquête a duré dix ans.
Les escrocs s'en sont tirés à bon compte devant le tribunal en 2022. Le Ministère public de la Confédération a négocié un accord avec eux. Dans le cadre d'une procédure abrégée, ils n'ont reçu que des peines avec sursis. Et ils n'ont dû rembourser qu'une fraction du préjudice. Ce jugement est entré en vigueur.
Pendant onze ans, les CFF n'ont pas remarqué qu'un chef de projet zurichois détournait des fonds publics dans sa propre poche. Il a attribué 604 mandats à des entreprises fictives, exécutant les travaux soit lui-même, soit pas du tout.
Il a en outre collaboré avec trois complices d'une entreprise d'électricité de la vallée de la Limmat. Il privilégiait cette entreprise lors de l'attribution des commandes et négociait avec elle des factures surévaluées. L'homme des CFF s'est ainsi constitué un avoir auprès de l'entreprise, qu'il a utilisé pour se procurer des appareils électroniques de divertissement. Il a également utilisé cet argent pour financer l'école privée de sa fille, des factures d'artisans pour sa maison ou une moto Ducati. Les CFF ont perdu environ deux millions de francs.
En 2018, le Tribunal pénal fédéral a condamné l'ancien employé des CFF à une peine privative de liberté de trois ans, dont un an ferme. Lors du prononcé du jugement, le juge a déclaré: «On aurait pu attendre davantage des CFF en matière de gouvernance d'entreprise». Ce jugement est également définitif.
Les cas présentent un schéma. Les auteurs sont des hommes suisses âgés portant des prénoms tels que Heinz et Urs. Lors des procès qui ont eu lieu jusqu'à présent, on a parfois eu l'impression que ces hommes avaient deux visages. D'un côté, ils s'engageaient dans leur entreprise et s'y identifiaient également. D'autre part, ils étaient animés d'un sentiment de grandeur et pensaient donc qu'ils avaient droit à plus que les autres. Il était manifestement possible de s'enrichir, donc il l'ont fait.
Les CFF comptent toutefois 35 000 employés et sont donc aussi un reflet de la société – cela relativise le nombre de cas de corruption. Chaque cas révèle toutefois une défaillance des contrôles.
Katja Gloor vient de l'économie privée – elle était responsable de la conformité chez Siemens Suisse – et dirige aujourd'hui l'organisation anti-corruption Transparency International Suisse. Elle déclare:
Dans les études comparatives, la Suisse fait certes partie des pays où la corruption est la plus faible. Mais Katja Gloor affirme:
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci