Cette Suissesse raconte comment elle s'est «noyée» dans ses dettes
«Je n’ai jamais appris à économiser», avoue Lilian Senn sans détour. Elle a grandi dans une famille où l’argent manquait toujours. A peine sortie de sa formation, elle rêve d’indépendance. Mais sans épargne, sans soutien familial, elle est forcée de contracter son premier crédit bancaire pour quitter le foyer.
C’est ainsi que sa vie d’adulte démarre, déjà dans le rouge. Son premier salaire ne suffit même pas à meubler son logement. Et les dettes s’accumulent. Elle raconte:
Après les premières dettes à la banque, s’ajoutent rapidement des retards de paiement auprès de sa caisse maladie. Lilian Senn subit de plus en plus de pression. Elle s’est mariée, a fondé une famille. Mais la naissance de son deuxième fils bouleverse tout: il souffre d’un handicap physique et a besoin de multiples opérations. Les frais médicaux plombent son budget.
Les dettes deviennent un poids mental
Lilian plonge dans l’anxiété. Elle bosse sans relâche pour s’en sortir. A 68 ans aujourd'hui, elle se souvient:
Son objectif à l’époque: sortir du gouffre, offrir un avenir meilleur à ses enfants. Elle s’épuise à la tâche. Résultat: burnout à 45 ans. Le poids est trop lourd à porter. Même son couple ne résiste pas. Après 20 ans de mariage, c’est la séparation.
Pour décrire ce qu’elle a vécu, Lilian emploie une image forte:
Après son burnout, elle a du mal à retrouver un emploi. Elle tente de se mettre à son compte, échoue, se retrouve aux poursuites. Mais Lilian ne lâche rien. Elle change de cap, passe le permis autocar et devient chauffeuse de bus.
Nouvelles tentatives, nouveaux revers
Dès qu’elle n’a plus à subvenir qu’à ses propres besoins, ses finances reprennent un peu de souffle. Elle parvient à rembourser une partie de ses dettes, sauf quelques arriérés d’impôts. Mais au fond d’elle, elle se sent toujours en décalage avec son métier. Elle veut s’orienter vers le social, mais sans formation, elle se heurte à un mur. Puis tout s’accélère: elle perd son emploi, puis son logement.
«Sans boulot, tu n’existes pas», dit-elle, lasse. Avec un sac à dos et deux valises, elle part pour Bâle. Elle vivra près de cinq ans dans la rue. Et pendant cette période, son monticule de dettes devient une montagne: anciens loyers impayés, primes maladie, impôts… Finalement, la somme grimpe à près de 100 000 francs. Elle le dit d’un ton sec. Presque résigné.
La spirale infernale de la dette en Suisse
L’histoire de Lilian Senn montre à quel point les dettes peuvent entraîner un véritable cercle vicieux. Et elle est loin d’être un cas isolé: en 2024, plus de 400 000 personnes en Suisse étaient considérées comme surendettées. La même année, environ 6200 foyers ont sollicité l’aide d’un service de conseil en matière de dettes. Une tendance en forte hausse.
Directeur de l’Association suisse de conseil en matière de dettes, constate Pascal Pfister constate:
Ce que d’autres pays européens pratiquent depuis des années arrive enfin sur la table en Suisse: un projet d’assainissement pour les personnes en situation de surendettement extrême. Le Conseil fédéral a présenté en début d’année un modèle en deux volets. Le Conseil national doit se prononcer prochainement sur le sujet.
Pour celles et ceux qui ont encore un revenu régulier, une procédure simplifiée permettrait de négocier avec les créanciers une solution à l’amiable. Une partie des dettes devrait être remboursée, le reste serait effacé: à condition que la majorité des créanciers accepte.
Par ailleurs, une procédure serait prévue pour les personnes dont il est évident qu’elles ne pourront jamais rembourser leurs dettes. Elles devraient, pendant trois ans, régler autant de factures impayées que possible. A l’issue de cette période, le reste des dettes serait entièrement effacé.
Mais attention: pendant ces trois ans, la personne doit prouver qu’elle cherche activement un revenu et remettre chaque franc disponible à ses créanciers. Concrètement, cela signifie qu’elle ne pourra conserver que le strict minimum pour couvrir ses charges fixes essentielles. Aucune marge pour les imprévus, pas de vacances, pas de petits luxe ou plaisirs.
Qui pourrait bénéficier de ce désendettement?
Le projet est controversé. Surtout sur la durée du processus. Le PLR et l’UDC exigent cinq ans. La commission juridique du Conseil national propose un compromis à quatre ans pour les personnes incapables de payer depuis plus d’un an.
Pascal Pfister, lui, défend la version à trois ans:
Un point fait consensus au sein de la commission: chaque personne ne pourra bénéficier qu’une seule fois d’un effacement de dettes. Difficile d’estimer combien de personnes pourraient en profiter. Selon les chiffres du Département fédéral de la justice, entre 2000 et 8000 demandes pourraient être déposées, sur la base de l’expérience allemande et autrichienne.
La dette, un poids mental et social
Les dettes, ce n’est pas qu’un problème d’argent. C’est aussi du stress, des angoisses pour l’avenir, des tensions familiales, des impacts sur la santé mentale. Ça a un coût, humain et économique.
Pascal Pfister observe deux profils types: ceux qui bossent jusqu’à l’épuisement pour tout rembourser. Et ceux qui lâchent prise, sombrent, se replient:
Et c’est justement là que la nouvelle loi veut intervenir, en offrant une sortie de secours.
«Ce serait un soulagement immense. J’irais tout de suite les voir pour savoir ce qui est possible», confie Lilian Senn, qui (sur)vit en grande partie grâce à l’AVS et à des prestations complémentaires. Elle n’hésiterait pas une seconde à entamer une procédure d’effacement si la loi passait.
Elle a bien lancé une procédure de faillite il y a trois ans, avec l’aide d’un service spécialisé. Les dettes ont été gelées pour 20 ans. Mais le poids reste là. Elle pourrait à tout moment être à nouveau poursuivie.
« Je ne pourrai jamais dire que je suis libérée de mes dettes », confie Lilian Senn, sans chercher à minimiser les choses. Ce poids psychologique, elle le porte encore aujourd’hui. Elle s’occupe actuellement de ses papiers de succession, car une chose est sûre pour elle: elle ne veut en aucun cas léguer ses dettes à ses enfants.
En repensant à sa vie, Lilian en est convaincue: si elle avait eu, il y a 20 ans, la possibilité de bénéficier d’un effacement de dettes, elle aurait pu reprendre sa vie en main. Et, peut-être, trouver enfin une issue à cette spirale infernale.
414 364 personnes surendettées en Suisse
En Suisse, l'endettement n'est plus une exception, comme le montrent les statistiques du Service suisse de conseil en endettement. Les personnes à faibles revenus avec enfants sont particulièrement vulnérables. Malgré un emploi régulier, elles peinent à joindre les deux bouts. Et ce nombre est en augmentation: le nombre de personnes surendettées s'est élevé à 414 364 en 2024, soit une augmentation de 1,5 % par rapport à l'année précédente. Diverses causes, telles qu'un accident, une maladie, un divorce ou le chômage, illustrent l'ampleur des risques liés à l'endettement. Les personnes concernées sont souvent submergées par les tâches administratives ou planifient leurs finances avec négligence.
En moyenne, l'endettement des personnes qui consultent le centre de conseil s'élève à environ 60 000 francs suisses. Les statistiques montrent que ce fardeau s'alourdit avec le temps. Après deux ans, la dette atteint 30 000 francs suisses. Quiconque ne peut pas payer ses factures pendant dix ans se retrouve déjà avec 100 000 francs de dettes. Cela rend le remboursement encore plus difficile, car l'espoir d'un nouveau départ s'amenuise.
Traduit et adapté de l'allemand par Léon Dietrich