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Interview

Climat: Une analyse de la condamnation de la Suisse par la CEDH

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Suisse condamnée: pourquoi la CEDH «ne se substitue pas» à la démocratie

La Cour européenne des droits de l'homme a rendu un arrêt historique contre la Suisse. La professeure de droit Evelyne Schmid rassure: elle a délibérément laissé une marge de manœuvre à la politique suisse.
10.04.2024, 16:5611.04.2024, 11:18
pascal ritter
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Personne ou presque ne s'y attendait: la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a donné raison aux Aînées pour le climat Suisse, une association soutenue par Greenpeace. Le résultat du jugement: la Suisse viole les droits de l'homme parce qu'elle ne fait pas assez pour lutter contre le changement climatique.

Ce jugement historique soulève des questions. Ne serait-ce pas au peuple, aux cantons et au gouvernement de déterminer la politique? Quels sont les juges qui ont jugé la Suisse à Strasbourg? Pourquoi la Suisse ne peut-elle pas faire appel de ce jugement? Que se passera-t-il si la Confédération ne réagit pas ?

Rosmarie Wydler-Waelti, co-presidente des Ainees pour le climat et Anne Mahrer, co-presidente des Ainees pour le climat et l'equipe des avocats dont Raphael Mahaim, attendent la Presidente de la  ...
Rosmarie Wydler-Wälti et Anne Mahrer, co-présidentes des Aînées pour le climat, et, ainsi que l'équipe juridique, dont Raphael Mahaim, dans la salle d'audience à Strasbourg.Image: keystone

Après l'annonce de la décision du juge, nous avons joint Evelyne Schmid par téléphone. Elle est professeure de droit international public à l'Université de Lausanne, où elle enseigne et fait de la recherche sur la protection des droits humains. Elle a répondu à nos questions les plus brûlantes sur l'arrêt de la CEDH.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a donné, mardi, en grande partie raison aux Aînées pour le climat Suisse. Quelles sont les principales conclusions de la Cour?
Evelyne Schmid: Le tribunal a condamné la Suisse pour son manque d'action en faveur du climat. La Cour confirme que le changement climatique constitue un grave problème en matière de droits de humains.

Evelyne Schmid ist Professorin für Menschenrechtsschutz (Völkerrecht) an der Uni Lausanne.
Evelyne Schmid.dr
A propos de l'experte
Evelyne Schmid est professeure de droit international public à l'Université de Lausanne. Elle a participé au procès des Aînées pour le climat en rédigeant une tierce intervention avec la professeure Véronique Boillet. Ce texte examinait la question de savoir comment les accusations d'omission en droit international peuvent être jugées et si les possibilités de démocratie directe ont une influence sur l'analyse juridique.

Comment voyez-vous cette décision?
C'est une décision absolument historique. Elle influencera, sans doute, d’autres décisions à l’avenir et ceci au niveau mondial. La plus haute juridiction européenne en matière de droits humains constate qu'une politique climatique hésitante va à l'encontre des ces mêmes droits. Une telle décision n'avait jamais été prise auparavant par la Cour. C'est la Grande Chambre de la CEDH, composée de 17 juges, qui a tranché l'affaire, le jugement est contraignant avec effet immédiat et ne peut faire l'objet d'aucun appel.

Pourquoi cette affaire a-t-elle été portée directement devant la Grande Chambre?
A cause de l'importance des enjeux, une chambre ordinaire du tribunal a renvoyé l'affaire devant la plus haute formation, où elle a désormais été entendue

La décision vous a-t-elle étonnée?
Non, la décision en elle-même ne m'a pas surprise. La Cour a retenu, par 16 voix contre une, que la Suisse présentait des lacunes critiques dans la mise en place du cadre juridique national pertinent et qu'elle ne remplissait donc pas ses obligations. La Cour a notamment critiqué le manquement de la Suisse à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de gaz à effet de serre.

«Nous avons déjà su auparavant que la Suisse n’avait pas atteint ses objectifs passés de réduction des émissions et la Cour a relevé que cela implique des graves menaces sur la santé et le bien-être.»

Je suis toutefois un peu plus étonnée quant au fait que la Cour européenne ait accordé le statut de victime aux Aînées pour le climat en tant qu'organisation non gouvernementale, mais pas aux quatre individus. Je n'ai pas encore eu le temps de faire une analyse détaillée, mais cela pourrait avoir des conséquences importantes, car, en Suisse, il est relativement facile de créer une ONG par rapport à d'autres pays.

Autrement dit?
La Cour semble dire qu’elle accepte sous certaines conditions des requêtes regroupées sur les points clés les plus importants, ce qui a l’avantage d’éviter une surcharge avec des cas trop nombreux.

Contre qui exactement le jugement est-il prononcé? Le Conseil fédéral ?
Le jugement est dirigé contre la Suisse en tant qu'Etat. La politique, c'est-à-dire le Conseil fédéral, mais aussi les parlements et les gouvernements au niveau fédéral, cantonal et communal, doivent maintenant agir. La Cour a délibérément laissé ouvert la manière dont la Suisse doit mettre en œuvre l’arrêt parce qu'elle reconnait qu’elle ne peut remplacer les mesures qui doivent être prises par les pouvoirs législatif et exécutif démocratiques.

La Suisse a-t-elle été condamnée parce qu'elle n'a pas respecté l'accord de Paris sur le climat?
Non, pas directement. La Cour ne juge que sur la base de la Convention européenne des droits de l'homme. Mais bien sûr, un tel jugement ne se fait pas en vase clos. Le fait que les Etats se soient mis d'accord à Paris sur le fait que le réchauffement climatique ne devait pas dépasser 1,5 degré, ou du moins «nettement moins» que 2 degrés, a joué un rôle pour la Cour. Elle dit maintenant qu'il n'est pas possible de protéger les droits humains si la Suisse ne contribue pas de façon appropriée et équitable à l’action mondiale pour que le climat ne se réchauffe pas au-delà de cette valeur limite pour laquelle les scientifiques nous disent que si nous la dépassons, les effets seront ingérables.

«Nous sommes tout simplement dans une zone de grand danger»

Que doit désormais faire la Confédération?
Le Cour constate que la Suisse ne fait pas assez pour protéger la santé des Aînées du climat. Mais comme d'habitude, elle ne donne pas d'instructions concrètes pour agir. Le jugement n'indique pas que la Suisse doit introduire telle ou telle loi. La balle est clairement dans le camp de la politique suisse et la Cour le reconnait délibérément parce que son rôle est subsidiaire. La Suisse doit élaborer des solutions plus ambitieuses. La Cour donne des indications claires sur les critères, mais pas la manière de les atteindre.

«Mais les règles du jeu restent les mêmes: les lois peuvent être bloquées par des référendums ou des initiatives populaires peuvent être lancées»

Qui évalue si la Suisse applique l'arrêt?
Le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe veille à l'exécution des arrêts de la CEDH. Il publie régulièrement des rapports à ce sujet. L'évaluation prend fin lorsque la Suisse a mis en œuvre l’arrêt aux yeux de ce comité.

Que se passe-t-il si la Suisse ne fait rien ou trop peu?
Dans ce cas, la Suisse continue de violer la Convention des droits de l'homme. La Suisse est en principe bon élève en ce qui concerne l'application des arrêts de la CEDH, elle en a déjà mis plusieurs en œuvre par le passé. Dans les années 1980, la CEDH a par exemple rendu un jugement contre le droit de procédure du canton de Vaud. Le cas a d'abord fait des vagues, allant jusqu'à des demandes de retrait. Les cantons ont alors adapté leurs règles de procédure – ce qui était encore controversé à l'époque va aujourd'hui de soi et a beaucoup amélioré notre protection individuelle.

Et aujourd'hui?
Dans le cas présent, nous n'en sommes qu'au tout début. Les autorités, les politiciens, mais aussi la communauté scientifique et le Comité des Ministres doivent d'abord étudier le texte de l'arrêt et réfléchir aux mesures que la Suisse peut prendre pour mettre fin à la violation du droit.

«C'est un terrain inconnu pour tous. Ce sera passionnant»

Ce jugement apporte de l'eau au moulin de ceux qui mettent en garde contre les «juges étrangers». Qui a en fait rendu cet arrêt?
La grande chambre de la CEDH était composée de 17 juges, dont le Suisse Andreas Zünd, qui était auparavant juge fédéral à Lausanne. Le fonctionnement de la CEDH veut qu'un des juges soit originaire du pays dont il est question. Les autres juges ne sont pas originaires de Suisse, mais ont été élus par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, au sein de laquelle la Suisse est bien entendu représentée.

N'est-il pas choquant qu'un tribunal passe outre les processus démocratiques?
Non, la Cour ne se substitue pas au processus démocratique. Il faut les deux: des législateurs qui ont une légitimité démocratique, mais aussi des tribunaux. Les juges de la CEDH ne peuvent pas être réélus et sont donc, dans une certaine mesure, plus libres dans leurs décisions que les politiques. Ils peuvent dire des vérités désagréables que les politiciens hésitent à énoncer par crainte de perdre leur réélection.

«Mais un tribunal ne peut pas résoudre à lui seul le problème du climat»

Il constate une violation de la CEDH et il indique des critères, ce qui soulève à nouveau des questions politiques auxquelles le législateur et les autorités doivent ensuite répondre.

Vous avez soumis une tierce-intervention à la Cour de justice européenne. De quoi s'agit-il?
J'ai transmis à la Cour ce que l'on appelle une tierce-intervention. J'ai ainsi profité de la possibilité d'apporter, en tant qu'experte, des connaissances qui peuvent aider la Cour dans son analyse. Il s’agit d’un document de dix pages que j’ai rédigé avec Véronique Boillet, professeure de droit constitutionnel. Il y avait 37 interventions pour les trois affaires décidées mardi. Nous avons évalué la question de savoir comment traiter l'allégation d'inaction. C'est une chose de condamner un Etat pour quelque chose qu'il fait, comme torturer des prisonniers.

«Il est plus difficile de savoir comment traiter un Etat accusé de ne pas faire quelque chose, ou ne pas le faire suffisamment, en l'occurrence protéger le climat»

De plus, nous nous sommes interrogés dans notre intervention sur le point de savoir si l'existence d'instruments de démocratie directe, tels que l'initiative et le référendum en Suisse, fait une différence. Nous avons rédigé l'intervention de notre propre initiative et n'avons pris parti pour aucune des parties.

Alors, cela fait-il une différence?
Non. Lorsque le Tribunal fédéral a tranché contre les Aînées pour le climat, il les a renvoyées à leurs options politiques. Cet argument ne tient pas la route en matière de droits humains. Même si ces instruments sont centraux pour notre système, les droits humains doivent être protégés, quelle que soit la forme du système politique. Les initiatives populaires peuvent être importantes, mais il faut aussi des tribunaux, des parlements, des autorités, l'économie et, en fin de compte, nous tous pour créer les changements profonds qui sont si urgents.

Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci

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