La boss de Fedpol se livre: «Nous venons de déjouer un attentat terroriste»
En 2021, la lutte contre la criminalité organisée a rapporté plus de 700 millions de francs à la Suisse. Derrière ces chiffres vertigineux, L'office fédéral de police, Fedpol pour les intimes, tente de maintenir la pression malgré un manque chronique d’effectifs et une criminalité qui se modernise plus vite que l’administration. Entretien avec sa directrice Eva Wildi-Cortes.
Il manque des enquêteurs à l’Office fédéral de la police (Fedpol). C’est ce que vient de confirmer le Contrôle fédéral des finances. Il est question d’un manque allant jusqu’à 200 postes. Comment en est-on arrivé à ce sous-effectif?
Eva Wildi-Cortes: Outre l'évolution de la situation, il y a une raison historique à cela. Il y a une vingtaine d'années, on avait prévu un important renforcement des effectifs, mais il a ensuite été suspendu.
C'était le projet d'efficacité, le plan «ProjEff», qui avait été stoppé en 2004 par l'UDC Christoph Blocher, ministre de la Justice de l’époque?
Le plan «ProjEff» visait à renforcer l’efficacité de la poursuite pénale contre la criminalité organisée, le blanchiment d’argent et le terrorisme.
Etiez-vous déjà à Fedpol à cette époque?
Oui, je suis arrivée à Fedpol en 2002. Peu après, on nous a dit: «c’est fini». On ne recrute plus, pour des raisons d’économie.
Aujourd'hui, c'est à nouveau la situation financière qui pose problème. Selon le Conseil national, vous devriez obtenir entre 10 et 20 nouveaux postes sur dix ans, mais ce n’est pas encore sûr. L’opposition vient surtout de l’UDC.
Je me demande parfois si ce n’est pas comme dans le conte pour enfants avec le garçon qui crie au loup, sans qu'il ne vienne jamais. Ou plutôt, pas encore. Ce qui peut conduire à un faux sentiment de sécurité.
Et est-ce que le loup est déjà là?
Le procureur général de la Confédération l’a dit récemment dans une interview:
L’information est venue d’un service partenaire. Nous avons réagi immédiatement, informé le Ministère public de la Confédération et pris des mesures.
Où allez-vous créer de nouveaux postes?
Dans les domaines de la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme, mais aussi dans le domaine de la cybercriminalité, au sein de la police criminelle fédérale.
Mais aussi de personnes capables d’analyser et d’évaluer le matériel de plus en plus numérique utilisé dans les enquêtes.
Pour suivre les flux financiers?
Dans tous les domaines d’infraction où elle agit, tout tourne toujours autour de l’argent. Donc on doit suivre cet argent: d'où est-ce qu'il vient? Où et comment est-il transféré? Est-ce que des cryptomonnaies sont impliquées?
Ce sont des réseaux qui s’étendent en continu?
Oui. Aujourd'hui, nous repérons souvent des cas isolés, mais pas les détails des réseaux. Par exemple, nous avons une série de délits dans différents cantons qui pourraient être liés. Ça peut être des cambriolages dans des magasins d'armes, des explosions de bancomats, des cas de traite d'êtres humains, etc.
C'est là qu'intervient la stratégie suisse de lutte contre le crime organisé, sur laquelle nous travaillons à l'intention du Conseil fédéral et des gouvernements cantonaux. Elle devrait être prête d'ici la fin de l'année et sera complétée et mise en œuvre à partir de l'année prochaine par un plan d'action national.
Que vise cette stratégie?
Fixer des objectifs clairs et des mesures concrètes. Elle repose sur trois piliers: identifier, empêcher et combattre la criminalité organisée. La stratégie suit une approche globale de société. Nous avons besoin, par exemple, d’un tableau de la situation complet, d’une meilleure sensibilisation, et d’une coopération nationale et internationale plus étroite.
Par exemple?
Par exemple dans le domaine de la lutte contre le blanchiment d’argent. Nous sommes aujourd’hui inondés de déclarations de soupçon émanant des intermédiaires financiers.
Nous devrions aussi discuter d'une réglementation relative aux repentis.
De nombreux procureurs cantonaux défendent aussi l'idée de faire appel à des témoins repentis.
Les droits de participation et les scellés posent également problème, car ils peuvent considérablement retarder les procédures. Nous avons besoin d'instruments supplémentaires et d'un réajustement. Je plaide pour que nous examinions également les instruments qui fonctionnent dans nos pays voisins. Ils sont confrontés aux mêmes réseaux criminels.
Tout cela demande plus de personnel, donc plus de coûts.
Pas forcément! Il ne faut pas oublier l'argent que nous percevons déjà aujourd'hui dans le cadre de toutes ces procédures. Cet argent alimente les caisses de l'Etat. En 2021, environ 700 millions de francs ont été perçus. A titre de comparaison, cela représente environ le double du budget de Fedpol, qui s'élève à environ 350 millions.
La traite d'êtres humains reste un sujet majeur. Des semaines d'action s'organisent en ce moment dans toute la Suisse.
La traite des êtres humains est un domaine central de la criminalité organisée. Elle génère environ 236 milliards de dollars de profits par an.
Comment définir la traite d'êtres humains ?
Pour simplifier, la traite des êtres humains consiste soit en l'exploitation de la main-d'œuvre, comme dans la restauration, les soins infirmiers, le nettoyage, les salons de manucure traditionnels ou le bâtiment, soit en l'exploitation sexuelle, c'est-à-dire la prostitution.
Pourquoi?
La prostitution impliquant des victimes de la traite d'êtres humains se déroule de plus en plus souvent dans des appartements privés ou des logements Airbnb, ce qui la rend moins visible. Les processus se numérisent, et toutes les étapes, du recrutement au paiement en passant par la prise de rendez-vous, s'effectuent souvent via des services de messagerie.
Qui sont les victimes et les auteurs de ces crimes?
Les victimes viennent d’Asie, d’Europe de l’Est, des Balkans, d’Amérique du Sud ou d’Afrique. Les auteurs sont des organisations criminelles souvent actives aussi dans le trafic de stupéfiants, d’armes et le blanchiment d’argent.
En Italie, les acteurs criminels chinois impliqués dans le blanchiment d'argent et la traite d'êtres humains représentent un problème croissant. Et en Suisse?
Nous constatons certains liens et certaines activités. Récemment, par exemple, un cas lié à la traite d'êtres humains en Italie a été découvert, dans lequel de l'argent a été blanchi via la Suisse avant d'être renvoyé en Chine.
Le nombre d'acteurs chinois qui proposent des services de blanchiment d'argent augmente aussi. Nous suivons cette question de près. L'année dernière, nous avons organisé une table ronde avec des partenaires nationaux et internationaux sur le système bancaire clandestin chinois.
Comment combattez-vous ces structures?
Nous misons fortement sur l'échange d'informations, la sensibilisation et la formation des intermédiaires financiers. Afin qu'ils puissent examiner minutieusement les transactions correspondantes et les signaler si nécessaire.
Les intermédiaires financiers signalent-ils assez ces cas?
En général, les intermédiaires financiers sont sensibilisés, et la conscience de l’importance d’une lutte efficace contre le blanchiment a encore augmenté ces dernières années, et ce, indépendamment du cas chinois. En deux ans, le nombre de signalements a doublé. En 2025, il pourrait encore augmenter de 40%.
Que faites-vous concrètement?
Nous entretenons des échanges réguliers avec les intermédiaires financiers et mettons en œuvre diverses mesures de sensibilisation, telles que des conférences, des formations et des publications.
Par contre, nous avons aussi besoin de plus de ressources au sein de l’unité de traitement de ces signalements.
Comment comptez-vous obtenir ces ressources?
Nous examinons d’autres modèles de financement. Le Conseil fédéral nous a chargés de cette mission.
L'idée de financer en confisquant les avoirs d'origine criminelle est-elle envisageable? Selon le principe du pollueur-payeur?
Conformément au mandat du Conseil fédéral, nous examinons objectivement toutes les alternatives de financement possibles.
Vous êtes cheffe de Fedpol depuis février et avez entrepris une réorganisation. Deux membres de la direction sont déjà partis depuis.
Il y a toujours des départs, c’est normal. Ils permettent aussi de lancer de nouvelles perspectives. Mais effectivement, j’ai l’ambition d’organiser notre structure de manière à travailler le plus efficacement et le plus économiquement possible, sans pertes dues aux frictions internes.
Le Contrôle fédéral des finances a aussi critiqué la culture de direction trop hiérarchique de Fedpol, qui accentuerait encore le problème de ressources.
C’est aussi pour cette raison que nous plaçons désormais les processus de décision là où se trouvent la compétence et la responsabilité professionnelle.
Où voulez-vous mener Fedpol ?
(Rires) Vers le succès, bien sûr. Concrètement, je veux une administration aussi légère que possible et renforcer l’opérationnel là où c’est nécessaire. Je veux fixer des priorités claires et collaborer encore plus étroitement avec nos partenaires en Suisse et à l’étranger; les cantons, le Ministère public, le Service de renseignement et nos partenaires internationaux.
Est-ce que ça fonctionne?
Nous sommes en train de préciser les tâches et les compétences avec les cantons. Nous voulons mieux coordonner la priorisation des procédures avec le Ministère public de la Confédération et fixer des priorités stratégiques communes.
Traduit de l'allemand par Anne Castella
