Il y a tout juste dix ans, le jeune entrepreneur Andreas Schollin-Borg lançait la plateforme en ligne Batmaid. Son ambition: révolutionner le marché suisse des services de ménage, à l’image de ce qu’Uber a fait dans le domaine du transport. Aujourd’hui, selon les chiffres communiqués par l’entreprise, Batmaid emploie quelque 4 000 personnes à temps partiel, ce qui en ferait le principal prestataire de services ménagers en Suisse. Et l’aventure ne s’arrête pas là, nous confie Schollin-Borg depuis le siège de l’entreprise à Pully (VD).
Combien de fois par semaine faites-vous le ménage chez vous?
Andreas Schollin-Borg: Je dois passer l'aspirateur trois fois par semaine parce que j'ai un golden retriever qui perd beaucoup ses poils.
Aujourd'hui, les robots aspirateurs peuvent aussi faire la serpillère. Et des entreprises comme Dyson travaillent sur des systèmes intelligents capables de faire le ménage. Faut-il y voir la fin de Batmaid?
Non, pas du tout. Ces robots sont un bon complément, mais un robot ne peut pas faire un ménage vraiment approfondi. Par contre, ils sont utiles aux employés de Batmaid, puisqu'ils font un premier nettoyage de gros du sol, et les employés s’occupent des finitions.
Comment évolue votre activité en Suisse?
Nous avons réalisé un bénéfice pour la première fois en 2024, c'est une étape importante pour nous. Batmaid n'existe que depuis dix ans.
Et le chiffre d'affaires s'élève à 80 millions de francs, selon les rumeurs.
Nous ne donnons pas de données précises sur le chiffre d'affaires et les bénéfices. Mais l'année dernière, nous avons effectué environ 500 000 nettoyages dans des ménages.
Y a-t-il de grandes différences entre les clients romands et les Suisses allemands?
La plus grande différence réside dans le fait que les Suisses allemands font nettoyer leur appartement un peu plus souvent.
Pourquoi?
Ça pourrait être dû aux salaires plus élevés en Suisse allemande. Mais à part ça, il y a peu de différences. Dans les deux régions, la majorité de notre clientèle vit en ville, mais pas dans les quartiers les plus huppés. A Lausanne, nous sommes plus actifs à Renens et à Zurich, plutôt à Oerlikon (zone périphérique), pas au Zürichberg (district aisé). La plupart du temps, ce sont des familles avec des enfants dans un appartement d'environ 90 mètres carrés.
Dans quel sens?
La plupart des couples font appel à notre service lorsqu'ils ont des enfants en bas âge. A l’arrivée d’un bébé, beaucoup de couples sont stressés et ont moins le temps de faire le ménage, surtout si les deux travaillent. Ça peut donner lieu à des disputes. Ceux qui réservent un employé Batmaid ont moins de soucis à se faire.
Est-ce que les personnes âgées préfèrent faire le ménage elles-mêmes?
Nous avons aussi beaucoup de clients âgés, et la tendance est à la hausse. De plus en plus de gens veulent vivre plus longtemps chez eux de manière autonome. Une aide ménagère est un soulagement bienvenu. Cette clientèle a tendance à nous appeler plutôt qu'à réserver en ligne, contrairement à la génération Z, qui le fait aussi beaucoup plus spontanément, par exemple après une fête à la maison.
Par conséquent, les employés doivent parfois s'occuper d'une maison sens dessus dessous, entre bouteilles de bière vides et miettes de chips par terre?
Les clients doivent toujours indiquer le temps nécessaire pour l'intervention avant la réservation. Si leur estimation ne correspond pas au temps effectif qu’il faut pour le nettoyage, on leur dit clairement: désolé, il faudra plus d'heures. Dans ce genre de situation, ils peuvent nous appeler et nous trouvons une solution.
Batmaid est également active à l'étranger. Où exactement?
Nous sommes actifs dans cinq pays: en Italie; principalement dans les villes du nord, en France; en région parisienne, en Belgique, au Luxembourg et en Allemagne; à Berlin, Hambourg, Francfort et Munich. Au total, nous avons environ 500 employés à l'étranger et 4 000 en Suisse.
En 2021, vous annonciez une grande expansion à l’étranger: 50 000 nouveaux employés recrutés d’ici 2026, dans 21 villes européennes ainsi qu’à New York et Londres. Aujourd’hui, il semble évident que vous n’atteindrez pas cet objectif.
Effectivement. En 2021, beaucoup de start-ups comme nous étaient euphoriques, mais 2022 a marqué un tournant.
L'inflation n'a pas aidé non plus. Les investissements ont été stoppés dans le monde entier, et nous avons dû, nous aussi, adapter notre trajectoire. A New York et Londres, nous étions sur le point de nous lancer.
Les plans d'expansion ne sont donc plus d'actualité?
Nous avons toujours des objectifs de croissance, mais plus modestes. La situation économique reste difficile. Et un autre facteur décisif entre en jeu: dans quelle mesure le travail au noir est-il toléré dans un pays donné? Si cette pratique est acceptée ou ignorée, notre implantation devient compliquée.
Dans quels pays est-ce particulièrement difficile?
En Italie. Là-bas, le travail au noir, c'est un sport national. Donc, on y est confrontés à une concurrence qui est lourdement avantagée, les agents de nettoyage y gagnent parfois plus en tant qu'indépendants sur des plateformes de marché noir que lorsqu'ils sont employés officiellement. Le système social n’est pas assez bon pour protéger suffisamment les employés. C'est un problème structurel.
Selon les chiffres du Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO), près de 75 000 agents de nettoyage travaillent encore au noir dans notre pays. Comment l’expliquer?
Parce que c'était très répandu il y a encore peu de temps: on avait une femme de ménage à qui l’on donnait 25 francs de l’heure en Suisse romande, ou 30 francs en Suisse alémanique, en liquide. Beaucoup de gens continuent à le faire aujourd’hui. Mais il faut bien comprendre ce que cela implique: pas d’AVS, pas d’assurance-accidents, pas de cotisations au 2e pilier, etc.
En réalité, il ne leur reste qu’environ 11 francs de l’heure, une fois toutes les protections sociales manquantes prises en compte. On estime qu'un milliard de francs sont dépensés chaque année en Suisse pour des prestations de ménage non déclarées.
Qu'est-ce qui devrait changer pour régler ce problème?
On est en train de faire plusieurs propositions aux cantons et aux autorités fédérales. On pourrait instaurer une déduction fiscale pour les clients de Batmaid, par exemple, jusqu’à 3 000 francs par an, ou une exonération pour le personnel de nettoyage, à condition qu'il soit déclaré.
On pourrait, par ailleurs et comme dans l'hôtellerie, réduire le taux de TVA ou étendre les bons pour la garde d'enfants, qui ont fait leurs preuves, à l'aide ménagère à domicile. Pour nous, il s'agit avant tout de faire évoluer les mentalités sur la valeur du travail dans la société.
Dans quelle mesure?
Cette idée selon laquelle 25 francs de l'heure pour un travail de ménage sont suffisants est fortement ancrée dans l'esprit de beaucoup de gens en Suisse romande. Cela doit changer. Travailler légalement a un coût plus élevé, mais ça en vaut la peine. Nous jouons la carte de la transparence totale: sur notre site, nous indiquons précisément combien un employé Batmaid gagne en brut et en net, quels suppléments sont inclus dans le tarif, et la part qui nous revient sur le prix brut.
Selon votre site web, cela représente 0,6% de 43,90 francs brut par heure. Une marge dérisoire.
Je demanderais volontiers 50 francs de l'heure pour augmenter un peu notre marge, mais surtout pour pouvoir payer un salaire plus élevé à nos employés, voire des bonus, comme dans les banques!
Pourquoi pas alors?
Parce qu'on serait contraints de mettre la clé sous la porte dès demain! Les gens en Suisse ne sont pas prêts à payer 50 francs de l'heure pour le ménage. Cette notion du tarif horaire de 25-30 francs n'a pas évolué ces dernières années, malgré l’inflation.
Votre entreprise se présente aujourd’hui, dans sa communication, comme un fer de lance de la lutte contre le travail au noir. Pourtant, lors de son lancement il y a dix ans, en pleine vague «Uber», Batmaid n’était pas non plus un employeur au sens traditionnel. A l’époque, le syndicat Unia avait qualifié votre modèle économique d’«abominable».
J'ai toujours rejeté la comparaison avec Uber. Car dès le début chez nous, nos clients étaient les employeurs, nous ne prenions en charge de notre côté que l'aspect administratif. Chez Uber, il n'y avait pas d'employeur du tout, ce que le SECO a critiqué à juste titre.
Est-ce que tous vos employés travaillent sous contrat en Suisse?
Oui, nos 4 000 employés ont tous des contrats fixes avec une garantie de 16 heures de travail par mois, mais ils travaillent en moyenne 60 heures par mois.
Malgré votre nouvelle stratégie en tant qu'employeur, Batmaid continue d'être critiqué par les syndicats.
Nous sommes devenus le plus grand employeur de la branche, donc Unia nous a pris pour cible. Ils veulent améliorer la situation des travailleurs, certes, mais je pense qu'ils veulent avant tout une visibilité à court terme pour obtenir davantage de cotisations. Chez nous, nous nous focalisons au contraire sur des améliorations durables.
Dernièrement, vous avez comparu devant le tribunal de prud'hommes de Lausanne. Une ancienne employée vous reprochait de ne pas respecter la convention collective de travail du secteur du nettoyage. Le temps de déplacement entre deux lieux d'intervention n'aurait pas été facturé et il n'y aurait pas eu d'indemnisation pour les frais de transport. Vous avez trouvé un accord extrajudiciaire pour plusieurs milliers de francs.
Nous sommes une entreprise privée sans subventions publiques, et nous devons couvrir nos propres frais. Le juge n'a pas constaté de faute particulière chez Batmaid. Nous avons donc décidé de clore ce chapitre par un accord extrajudiciaire.
Pourtant, l'association des entreprises suisses de nettoyage, Allpura, émet également cette critique à l'égard de Batmaid.
Cette association ne garantit pas l'emploi comme on le fait. Pensez-vous vraiment que nos concurrents paieront le temps de déplacement et les frais de transport? Aucune entreprise ne peut se permettre de payer plus que ce qui est prévu dans la convention collective de travail. Et s'il y en a, ce sont des exceptions.
A Zurich, L'organisation d'aide de l'Eglise réformée en cas de chômage (DFA) déclare au journal syndical Work qu'elle s'occupe régulièrement d'employées de Batmaid, souvent pour des questions de licenciements immédiats injustifiés ou d'absence de versement d'indemnités journalières en cas de maladie. De plus, les femmes concernées sont souvent africaines et ne parlent pas bien français.
Ces associations et organisations nous ciblent parce que nous sommes les plus connus. Et entre nous: nous recrutons chaque mois plus de 130 nouveaux collaborateurs, dont beaucoup sont recommandés par des employés existants.
Et notre équipe compte aujourd'hui plus de 125 nationalités différentes.
Mais la plupart des employés de Batmaid sont des personnes issues de l'immigration, qui ne connaissent pas une langue nationale et qui ne peuvent par conséquent pas être très exigeantes dans le choix de leur emploi.
Ce n'est pas vrai. En Suisse, il y a 3 000 entreprises de nettoyage et beaucoup de postes vacants. 40% de nos nouveaux employés nous rejoignent par le bouche-à-oreille, un chiffre qui en dit long. Et encore une fois: contrairement à la majorité des acteurs du secteur, nous faisons preuve d’une totale transparence sur les salaires. Celui qui n'est pas satisfait peut à tout moment se réorienter.
Aucune autocritique?
Il nous arrive aussi de faire des erreurs, bien sûr. Il y aura toujours des cas isolés. Et parfois, il vaut mieux trouver un accord à l’amiable plutôt que de s’enliser pendant des années dans des procédures judiciaires.
Deux employés à temps plein chez Batmaid s'occupent uniquement de ces contrôles. C'est un travail énorme! Si nous ne respections pas les règles, nous aurions été sanctionnés depuis longtemps.
Et qu'en est-il du temps de déplacement et des frais de transport non payés?
Nous avons fait le calcul. Nous payons ce que la Convention collective de travail (CCT) prescrit, mais pas plus. Si nous voulions payer davantage, il faudrait fixer un tarif horaire de 58 francs, ce qui équivaudrait à... perdre tous nos clients! J'aimerais qu'il en soit autrement, mais c'est la réalité.
De plus, les employés de Batmaid peuvent choisir leur rayon d'action afin d'éviter les longs déplacements.
Malgré les critiques, vous voulez continuer à vous développer en Suisse. Comment allez-vous vous y prendre?
A l’avenir, nous souhaitons élargir l’offre de Batmaid au-delà du service de nettoyage. Nous examinons par exemple comment nous pourrions aider certains groupes de gens dans leur vie quotidienne, par exemple les personnes âgées ou en situation de handicap. On pourrait ajouter la garde de chiens ou les travaux de jardinage, toujours dans le but de faciliter la vie de nos clients. Nous pourrons en dire plus à ce sujet l'année prochaine.
Vous avez lancé il y a quelques années le service de nettoyage de textiles Batmaid Dry, sans succès.
Oui, parce qu'à l'époque, nous travaillions sur trop d'autres projets en même temps. On a donc mis Batmaid Dry en veilleuse. Mais nous n'avons pas pour autant abandonné l'idée.
Il y a tout juste trois ans, Batmaid était considérée comme une «licorne», une jeune start-up valorisée à plus d’un milliard de dollars. Est-ce toujours le cas?
Non. Comme je l'ai dit, c'est lié à la nouvelle réalité économique et à l'adaptation de notre stratégie. Notre objectif n'est plus de devenir une énorme entité, mais de gérer une entreprise durable, rentable et offrant de bonnes conditions de travail. C'est un exercice d'équilibre qui est déjà assez difficile.
Y a-t-il parfois des situations dangereuses pour vos employés?
Pas vraiment. C’est toujours désagréable de devoir s’occuper d'appartements très sales évidemment, ou de trouver des objets très personnels, sans vouloir entrer dans les détails. Cela dit, nous avons été confrontés une fois à une situation un peu risquée:
Un jour, elle a constaté que le terrarium était vide… et elle a retrouvé le reptile dans la salle de bains. Nous avons immédiatement fait appel à des spécialistes pour gérer la situation.
Depuis 2017, l'ex-star du tennis Martina Hingis fait de la publicité pour Batmaid. Son contrat, qui expirait en 2024, a-t-il été prolongé?
Non. Martina était une super ambassadrice pour nous. Mais après tant d'années, nous avons décidé de renouveler notre image publicitaire en choisissant une autre personne qui peut bien représenter notre marque, notamment à l'internationale. Nous n'avons pas encore décidé de qui il s'agira.
Traduit de l'allemand par Anne Castella