3 décembre 2009. Dans 10 jours, le FC Lausanne-Sport, entraîné par John Dragani, doit accueillir Young Boys en quart de finale de la Coupe de Suisse. Le public attend cette rencontre avec impatience. Le coach aussi. Son équipe est bien classée en Challenge League et cela fait longtemps que la Pontaise n'a plus accueilli une grande équipe de Super League. John Dragani est d'humeur enjouée quand il gare sa voiture ce jour-là. Il s'apprête à couper le moteur lorsque la Radio suisse romande annonce que le quart de finale ne se jouera plus à Lausanne mais à Berne. «Quand j'ai entendu ça, j'ai failli emboutir le véhicule garé derrière le mien», avoue-t-il, treize ans après son mémorable créneau.
Si l'entraîneur est aussi surpris, c'est parce que ses dirigeants ne l'avaient pas préparé à ce que tout aille aussi vite. «La veille de l'annonce à la radio, nous avions une séance de dédicaces au sein du magasin SportXX de Crissier», rembobine le coach. «Le président Jeff Collet et son adjoint Alain Joseph m'avaient parlé d'une possible inversion, m'expliquant qu'YB leur avait proposé de recevoir la partie. Mais ce n'était qu'une hypothèse.» Joseph confirme: «Je suis arrivé devant John en pensant qu'il allait me renvoyer dans les cordes. Mais il m'a dit: "Ouais, ouais. Pourquoi pas?"» Une version que l'intéressé dément. «Je n'ai pas répondu par un "non" ferme et définitif, vu qu'il ne s'agissait que d'une éventualité. Mais je leur ai clairement fait savoir que ce n'était pas une bonne idée.»
L'entraîneur pensait d'abord au football, au jeu. Donc au terrain. «On avait fait des efforts, franchi des tours, "réussi" à tirer YB et on nous refusait le droit de jouer dans notre stade pour des raisons de fric. C'est difficile à entendre quand on est coach.»
Et bien plus facile quand on est président. Jeff Collet sait que jouer à Berne attirera davantage de monde et que les recettes de chaque match, en Coupe de Suisse, sont divisées entre les deux clubs. Se déplacer rapporterait ainsi dix fois plus au LS (les médias évoquent un montant de 150 000 francs) que de recevoir. Son calcul est vite fait.
L'annonce est donc faite le 3 décembre. Le même jour, John Dragani retrouve ses employeurs au stade de la Pontaise. Il est reçu par un Jeff Collet un peu secoué. «Je le vois encore s'asseoir dans son bureau et nous dire, à Alain et à moi: "Les gars, il faut m'aider". Il n'était plus certain d'avoir pris la bonne décision car, depuis l'annonce, il avait reçu plusieurs coups de téléphone de contestation, notamment des autorités locales.»
Le portable d'Alain Joseph sonne lui aussi beaucoup. Et un appel va lui faire plus mal que les autres. Il raconte:
Si le vice-président est aussi marqué par les évènements, c'est parce qu'il ne s'attendait pas à de telles réactions. Avec le recul, il avoue:
Alain Joseph explique que pour prendre sa décision, il s'était mis à la place des joueurs. «Je me disais que c'était une chance pour eux d'aller au Stade de Suisse devant des milliers de supporters. Je n'y ai vu que du bonheur.» Le problème, c'est que ses joueurs n'avaient pas le même conception du bonheur.
Pour certains supporters aussi, le bonheur ressemblait à autre chose qu'un déplacement au Stade de Suisse mi-décembre. Dès l'officialisation de la rencontre en terres bernoises, le BWFK, principal groupe de supporters, annonce un boycott de la partie (une première depuis 20 ans) au motif qu'«un club qui se vend ne mérite pas notre soutien». Cette fois, c'est Alain Joseph qui prend son téléphone et appelle le président du BWFK. Son nom est Yves Martin et c'est un fidèle; le genre de supporter qui rate moins de matchs que les joueurs. Sur son épaule, il porte un tatouage avec cette inscription: «Lausanne-Sport, à la vie à la mort».
Joseph demande à le rencontrer. Rendez-vous est pris le lendemain de l'annonce. La suite, c'est Yves Martin qui la raconte:
Antoine Rey reconnaît sans peine que «jouer à Berne, c'était un mini suicide. On avait peu d'espoir, entre guillemets». A l'époque, le LS est un honnête pensionnaire de Challenge League. YB, lui, est leader de Super League. Il est entraîné par Vladimir Petkovic et compte dans ses rangs des joueurs comme Degen, Doumbia ou Yapi. On le dit injouable sur son synthétique et c'est vrai, une stat' effrayante le prouve: il n'a plus été battu par un club suisse depuis un an et demi (31 août 2008). De son propre aveu, Dragani s'attend d'ailleurs à ce que son équipe se fasse «massacrer». Puis il ajoute:
La presse s'empare rapidement du sujet. Jeff Collet passe pour le méchant alors que l'idée du déplacement chez les Young Boys vient de Joseph. «Mais Jeff adore le rôle de méchant», rit aujourd'hui l'ancien vice-président. On reproche aux dirigeants de trahir l'esprit de la Coupe. L'Association suisse de football, organisatrice de la compétition, est dans ses petits souliers. «On se rend compte que l’esprit de la Coupe, ce n’est pas ça», concède un dirigeant dans la presse. «Mais, dans la mesure où le règlement autorise cette pratique, on est bien obligé de l’accepter. Nous réfléchissons cependant à modifier notre règlement de compétition.»
John Dragani est mal pris. Il doit trouver un moyen de mobiliser ses hommes autour d'une décision qu'il ne cautionne pas. Il va faire deux choses: la première, imposer un silenzio stampa, c'est à dire demander à ses joueurs de ne pas commenter la situation face aux médias. La seconde, c'est dédramatiser la situation. «Je leur ai dit qu'on n'allait pas à Morgarten (ZG), mais dans l'un des plus beaux stades du pays.» Dans la foulée, il demande à Collet et Joseph de pouvoir partir un jour avant la rencontre afin d'effectuer une mise au vert. Requête aussitôt acceptée par des dirigeants qui, à cet instant, ne peuvent de toute façon rien lui refuser.
Le groupe va tâter le synthétique la veille. Il visite ensuite la ville. Le coach sent une équipe soudée. John Dragani: «Le contexte particulier entourant la partie a créé une espèce d'adrénaline. Je me rappelle la phrase d'Antoine Rey quand on est arrivé sur le terrain de Berne pour s'entraîner. C'était le samedi après-midi, veille de match. Il m'avait dit:»
Le lendemain, peu de supporters respirent la joie de vivre. Alain Joseph est en tribunes. Il rêvait d'une grande et belle atmosphère pour ses joueurs. Mais l'ambiance est terrible: le stade est presque vide, 7500 personnes seulement. Yves Martin est aussi là, mais pas à son endroit habituel. «Plutôt que d'aller chanter dans le parcage avec mon maillot du LS, je me suis assis en tribunes, triste.»
Les supporters du Lausanne-Sport sont toujours très fâchés. Ceux de Berne aussi, qui soutiennent les Vaudois dans leur combat face aux dirigeants. Leur mécontentement s'étale sur une banderole déployée dans leur tribune dégarnie et silencieuse:
Dans ce contexte pesant, le LS entre bien dans le match et surprend même YB en ouvrant le score. Les Vaudois ne s'affolent pas quand leur adversaire égalise et parviennent même à reprendre l'avantage avant de dérouler, grâce notamment à une superbe réussite de Tosi. Score final: 4-1. «Lausanne rend une copie parfaite et crée une véritable sensation», titre 24 heures.
Quand on lui demande comment l'exploit a été possible, John Dragani expose trois critères: «D'abord on a très bien préparé le match, mentalement et tactiquement; ensuite, on a eu une part de réussite; enfin, je pense qu'YB nous a sous-estimé. C'était le dernier jour avant les vacances, peut-être que les Bernois avaient déjà la tête ailleurs».
Antoine Rey, devenu employé de banque au Tessin, évoque une soirée magique, un quart de finale inoubliable. De ceux qu'on raconte à ses petits-enfants et à ceux des autres. Après le match, les joueurs sont félicités par Jeff Collet, qui offre à chacun d'eux une prime spéciale de 2000 francs. Il y a des sourires sur tous les visages, sauf sur celui d'Alain Joseph.
Sitôt la qualif' en poche, les dirigeants lausannois font une annonce. «Avant le tirage au sort des demi-finales, ils ont déclaré que si le club recevait à la Pontaise, ils ne demanderaient pas à inverser la rencontre», relate Yves Martin. «Je pense qu'ils étaient conscients d'avoir blessé pas mal de monde au tour précédent.» Le tirage emmène finalement le LS à Saint-Gall. Il s'y impose 2-1 mais perd en finale contre Bâle (6-0). Qu'importe, l'histoire est en marche: son parcours en Coupe lui ouvre les portes de la Ligue Europa, où les résidents de la Pontaise réaliseront une formidable épopée avant de monter en Super League.
Nul ne sait comment les choses se seraient déroulées si Lausanne avait reçu YB dans son jardin d'hiver lors de ce fameux quart de finale de 2009. Ce qui est certain, c'est que Joseph dit n'avoir «jamais pensé que son équipe aurait moins de chances de s'imposer à Berne qu'à Lausanne». Et qu'il n'a jamais regretté sa décision non plus:
Il dit en avoir tiré des leçons: «Cette histoire m'a appris à souffrir, à être détesté des gens que j'aimais beaucoup».
Toutes les plaies ne se sont pas refermées. Certaines ne cicatriseront jamais. «Depuis ce match, je suis fâché à vie contre Collet», grogne Yves Martin. «Il s'est vanté de son coup par la suite mais ce qu'il a commis n'est pas une erreur, c'est une faute. Il aurait dû être sanctionné.»
Le sentiment est aussi amer chez John Dragani. Quand on lui demande si le club l'a invité aux huitièmes de finale de ce mercredi, ce rendez-vous face à YB qui en rappelle forcément un autre, l'ancien entraîneur du LS répond que «non» et qu'il trouve ça «dommage».
Ce match n'a pas fini de hanter les mémoires du Lausanne-Sport.