Ce coach européen ne veut «pas d'ennuis avec Novak», donc il refuse que son nom soit mentionné. Mais il lui tarde de parler... «J'ai suivi le match contre Sinner et j'ai pensé: non, il ne va pas recommencer? Ce départ aux toilettes à deux sets à zéro, franchement, c'était tordu. En faisant ça, Novak a troublé le gamin (réd: Sinner). Il a cassé le rythme. Le problème, c'est que le règlement le permet.» Autre habitude: Djokovic a remporté les trois sets suivants...
Au micro du Centre court, il a expliqué avoir eu un entretien de recadrage avec lui-même, seul devant le miroir. Cette technique porte un nom: le pep talk. Rien à voir avec Pep Guardiola. «Ce sont juste des mots d'encouragement, des mots bienveillants que j'adresse à mon reflet dans le miroir. Quand vous êtes négatif et déprimé, je vous assure que ça marche.» Djoko l'a dit très simplement, dévisagé par des spectateurs hilares qui ne semblaient pas y croire. «Mais c'est totalement vrai!»
Il a reconnu sans vergogne que cette pause avait changé le rapport de force. Elle l'a surtout métamorphosé, lui. D'un coup de raquette magique, le pas est devenu plus pressé, l’œil plus noir, l'intention plus nette. Certains se transforment dans des cabines téléphoniques: lui préfère les toilettes. A chaque fois (car c'est au moins la quatrième fois), il en revient avec le regard rallumé et le corps électrisé, les pectoraux gonflés à bloc dans son costume de super-Djoko.
Autour de lui, il y a deux façons de considérer le phénomène: sous l'angle moral ou l'angle paranormal. En d'autres termes, il y a ceux qui parlent de filouterie et ceux qui crient à la sorcellerie. Tous deux confessent un trouble (et ne veulent «pas d'ennui avec Novak»).
Apostolos Tsistipas a révélé la semaine dernière que la pause toilette de Djokovic, en finale de Roland-Garros 2021, avait traumatisé son fils. «Ce qui s’est passé a beaucoup perturbé Stefanos. Il m’a raconté: "J’étais assis sur ma chaise pendant 12–13 minutes et mon dos a pris un coup de froid. Au moment de repartir, je pouvais à peine tenir debout." Et il a concédé le break d'entrée... Il n’a pas aimé. Il en a conclu que si l’ATP ne disait rien, si personne ne protestait, il ferait pareil. » Ce qu'il a fait à plusieurs reprises.
D'aucuns rétorquent que Tsitsipas n'était pas ligoté à sa chaise, qu'il aurait pu (se) bouger, et qu'à force de dénoncer des collègues trop bébêtes (Medvedev) ou méchants (Kyrgios), il devient un souffre-douleur idéal. Mais ce coach européen a aussi eu l'impression d'un remake mardi dernier lorsque Djokovic a laissé Sinner seul sur sa chaise; seul avec ses pensées. Lorsqu'il a disparu dans les entrailles de Wimbledon, certes sous bonne garde, pour reprendre des forces plus ou moins obscures.
«Après cette pause, le gamin a lâché. Il a joué à l'envers. Il n'avait pas l'expérience de ces situations... Tu mets Nadal ou Medvedev à la place de Sinner, même avec une motivation de malade et une discussion d'une heure devant son miroir, Novak prend trois petits sets. Mais voilà, il a du vice. Il ne commet rien d'illégal. Le règlement est flou et il en profite un peu cyniquement.»
A Roland-Garros 2021, cette fois contre Lorenzo Musetti, il avait quitté le court à 7-6 7-6 en sa défaveur, avant de revenir dans un nuage de poussière et de détruire son (jeune) adversaire: 6-1 6-0 4-0, abandon!
Parfois, il prend des douches rapides, pour enlever les mauvaises ondes et laver son honneur. Parfois, il ôte tous ses vêtements, les entasse dans un sac fermé et revient totalement changé. Le rituel joue sur la symbolique de l'homme neuf et du départ à zéro, dans une sorte d'allégorie de la résurrection. «Après la pause, je me suis senti différent. J'étais un joueur différent», avait déclaré Djokovic après sa victoire contre Musetti. «L'essentiel, c'est d'y croire très fort», sourit un autre coach qui ne veut «pas d'ennuis avec Novak».
Ce coach prête une grande attention aux ressorts psychologiques de l'athlète. Il ne connaît pas le «pep talk» mais il connaît bien Djokovic:
Djokovic a puisé dans ces rites la force que le petit corps malade de ses débuts (asthme, vertiges, fatigues) ne pouvait pas lui donner, accessoirement l'amour que les foules lui ont toujours refusé. Depuis 2016, il parle au soleil et ne porte que des couleurs qui lui rendent grâce, des couleurs rayonnantes. Orthodoxe pratiquant, il a développé une activité spirituelle très intense: prière, yoga, méditation, hypnose, pleine conscience, et maintenant pep talk ou douche de jouvence.
Pendant 18 mois d'une déprime qu'il a fait passer pour un problème d'épaule, il a tenté de sonder son âme et recoller les morceaux avec madame. Dix-huit mois à embrasser des causes, enlacer des arbres (une technique japonaise appelée «shirin yoku»), épouser les thèses d’une mouvance «fleur bleue», peut-être même une secte, dirigée par un vendeur d'accolades du nom de Pepe Imaz, «un gros baratineur bien bronzé et bien naze», selon d'autres voix.
«Moi aussi, je demande à mes joueurs de se regarder dans une glace», ironise cet autre coach. «Mais je ne crois plus à Cendrillon (réd: Blanche-Neige). Je n'ai jamais obtenu la moindre info d'un miroir. Cela dit, nous sommes tous différents. Dans le tennis, nous avons tous nos croyances et nos grigris. Le pep talk vaut bien d'autres superstitions, comme ne jamais marcher sur les lignes ou prendre son café chaque matin à la même table (réd: Rafael Nadal). Il est possible que Novak "filoute", sans doute, mais je crois totalement à sa sincérité quand il affirme se sentir différent en sortant des toilettes. Il possède une force de conviction extraordinaire.»
Une troisième connaissance du Serbe, un ancien joueur qui s'est entraîné avec lui, partage ce point de vue: «Novak est certes mariole mais il vit dans un monde qui ne ressemble pas beaucoup au nôtre». Et de rappeler ce dialogue avec «l'expert de la santé» Chervin Jafarieh, un échange stratosphérique dans lequel Djokovic soutient que «la prière peut transformer l’eau toxique en eau potable». Extrait:
«J'ai vu des gens et je connais des gens qui, à travers la transformation énergétique, à travers la puissance de la prière, à travers la puissance de la gratitude, parviennent à transformer les aliments les plus toxiques et l'eau la plus polluée en eau la plus purificatrice.»
D'une certaine façon, il s'agit ici de transformer une année «horribilis» en sacerdoce, éventuellement en succès, par des efforts surhumains. D'un Open d'Australie où il a croupi dans un dix mètres carrés comme un sans-papiers, à un US Open où il sera probablement interdit d'entrée, en passant par un Roland-Garros où il a été sorti brutalement (Nadal, les records d'un rival et ses leçons de morale), Djokovic n'a plus que Wimbledon où trouver son bonheur.
Il vit cela sans Marian Vajda, le coach de tous ses sacres et tous ses combats, présent à chacun de ses 20 titres du Grand Chelem. «Le seul qui osait lui rentrer dedans quand ça n'allait pas», témoigne l'ancien joueur:
Et de relever avec dépit: «Encore une fois, Novak a travesti la réalité en disant que son "ami" voulait passer du temps en famille. Dans ce cas, pourquoi Vajda a-t-il déjà repris du service? Tout le monde sait bien les deux hommes ont eu de profonds désaccords, notamment sur les Jeux olympiques et le vaccin».
Aujourd'hui, Djokovic avance seul, peut-être plus seul que jamais. Il le sait. Sinon, il ne dialoguerait pas avec son reflet dans le miroir.