Suisse
Interview

Vincent Ducrot: lisez notre grande interview du patron des CFF

Le patron des CFF, Vincent Ducrot, invoque le droit des marchés publics pour justifier un choix industriel contesté, au nom de la concurrence et des finances publiques.
Le patron des CFF, Vincent Ducrot, s'est exprimé en long et en large.Image: montage watson

Le boss des CFF s'explique sur les prix et les dernières polémiques

Achats de trains, tarifs, sécurité: le directeur des CFF, Vincent Ducrot, assume des décisions controversées et répond aux critiques qui agitent le débat public.
30.12.2025, 05:3230.12.2025, 05:32
Pascal Michel, Patrik Müller / ch media

Depuis l’attribution controversée d’un contrat majeur à l’Allemagne, le patron des CFF est vivement critiqué. Il revient sur cette question et bien d'autres — bodycams des contrôleurs, diminution du cash aux guichets, trains de nuit ou ses réflexions personnelles avec Albert Rösti — dans notre interview fleuve.

Votre décision de commander 116 rames à deux étages à l'allemand Siemens a suscité de vives réactions. Est-ce qu'elles vous ont surpris?
Vincent Ducrot: Non, nous nous attendions à des réactions, mais pas d’une telle ampleur. C'est un sujet émotionnel. Mais pour les achats, il existe une loi que nous appliquons de manière stricte. Les contribuables économisent de l’argent, parce qu'il faut prendre en compte la concurrence: un marché fonctionnel avec plusieurs offres permet des prix d’achat plus bas et des coûts d’entretien réduits.

Vincent Ducrot
Il est directeur général des CFF depuis 2020. Cet ingénieur électricien de 63 ans, ancien chef des Transports publics fribourgeois, avait déjà occupé plusieurs postes de direction aux CFF, notamment comme responsable du trafic grandes lignes. Vincent Ducrot est père de sept enfants et vit dans le canton de Fribourg.
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Image: ch media

Vous n’économisez pourtant pas beaucoup d’argent. La différence entre les offres n’est que de 0,6% - et Stadler aurait produit en Suisse!
Cette différence de 0,6% ne concerne que l’investissement, donc l’achat des trains. La différence principale se situe dans l’exploitation et la maintenance.

«Cela représente plusieurs centaines de millions de francs»

De combien de millions l’offre de Siemens est-elle inférieure à celle de Stadler?
Je ne peux pas le dire en raison de la procédure en cours. Nous pourrons donner plus de détails quand elle sera terminée.

La loi sur les marchés publics ne vous impose pas de tenir compte de la création d’emplois en Suisse ni du lieu de paiement des impôts. Trouvez-vous cela juste?
La loi a même été renforcée en 2019 afin de promouvoir encore davantage la concurrence. Par exemple, les négociations de prix ne sont plus autorisées. L’autorité adjudicatrice doit traiter de manière égale les fournisseurs suisses et étrangers et ne peut prendre aucune mesure discriminatoire.

«Les emplois et les impôts ne sont pas des critères qui entrent en ligne de compte»

Et trouvez-vous cela juste?
Je comprends l’exigence de prendre en compte la valeur ajoutée créée en Suisse, à condition que cela permette une véritable concurrence. Le débat public à ce sujet est légitime.

Dans le système actuel, n’est-ce pas celui qui fait des projections de coûts très agressives et bon marché qui est récompensé ?
Nous vérifions la plausibilité de toutes les données. Si une estimation est trop agressive, la loi nous autorise à utiliser nos propres valeurs. On peut vérifier la majorité des critères de manière précise.

«Proposer des prix irréalistes n’est pas autorisé et ne serait de toute façon pas rentable, car cela entraînerait de lourdes pénalités»

Les achats à l’étranger ont déjà causé des problèmes par le passé. Le train à deux étages Twindexx swiss express a été commandé en 2010 auprès de Bombardier. Il y a eu des retards dans la livraison, puis les trains ont dû être modifiés à cause de fortes secousses…
Cela n’a rien à voir avec le fait d’acheter à l’étranger ou en Suisse, mais avec la gestion du projet. Pour le Twindexx swiss express, les CFF ont exigé beaucoup trop de modifications après la commande. Nous en avons tiré des leçons et ne nous y prenons plus comme ça aujourd'hui.

C’est un fiasco: on délaisse la technologie de bogies à compensation Wako, pour laquelle on avait justement acheté ces trains.
L'idée de base était bonne: miser sur la technologie plutôt que le béton. Mais malgré des tests intensifs du système de compensation du roulis, la réalité nous a rattrapés.

«Les trains tremblent et nous sommes en train d'y remédier»

Aujourd'hui, nous pouvons simuler le mouvement des trains de manière beaucoup plus précise. Si c'était à refaire, on prendrait d'autres décisions qu'en 2008.

Pouvez-vous garantir qu'on ne pourra plus se plaindre de ces trains qui tremblent?
Oui, parce qu'il y a une nette différence sur les trains modifiés. Nous investissons 90 millions de francs dans de nouveaux bogies, mais sur la durée de vie des trains, nous économisons plus de 40 millions, puisqu'on aura plus besoin d'entretenir la compensation du roulis.

Après la décision en faveur de Siemens et contre Stadler, vous avez reçu des menaces de mort. Comment gérez-vous cela?
Depuis le Covid, la situation sécuritaire s’est malheureusement détériorée, et après cette décision, cela s’est manifesté de manière extrême. Mais je ne suis pas le seul concerné. Le personnel des trains subit de plus en plus d'agressions physiques.

«Avant, on avait surtout affaire à des insultes; aujourd’hui, il arrive que des coups partent»

La Suisse était réputée pour être le pays où pouvait apercevoir un conseiller fédéral en toute tranquillité sur le quai d'une gare. Est-ce toujours d'actualité? La situation a changé en dix ans. Quand je travaillais à Fribourg, je voyais souvent Alain Berset, et avant, Joseph Deiss, dans le train. Aujourd’hui, c’est devenu rare. Les membres du Conseil fédéral et d’autres personnes exposées, ont désormais besoin d’une protection rapprochée.

Est-ce que les bodycams pourraient aider les contrôleurs à améliorer la sécurité dans les trains?
Nous souhaitons les introduire, mais cela nécessite des autorisations et des adaptations réglementaires. À la police des transports, les bodycams ont réduit la violence. C’est l’objectif.

Aujourd’hui, un contrôleur doit jouer le rôle de conseiller à la clientèle, psychologue, policier... Cela devient compliqué, non?
Le métier a beaucoup évolué. Les exigences sont élevées, surtout le soir. Nous investissons beaucoup dans la formation.

On avait pourtant envisagé autrefois de supprimer complètement ce métier, comme dans les RER.
Les temps ont changé. Nous avons réintroduit des services de sécurité dans les RER. Dans les trains grandes lignes, la suppression n’est pas à l’ordre du jour.

Le patron des CFF, Vincent Ducrot, s'est exprimé en long et en large pour CH Media (qui édite watson).
Vincent Ducrot dans nos locaux.Image: ch media

On remarque que certains contrôleurs sont indulgents, d’autres très sévères: si l’on active EasyRide sur l’application CFF quelques secondes trop tard, on est amendé.
Nous avons 2500 contrôleurs; ils reflètent la société. Certains sont plus indulgents, d’autres plus stricts. Globalement, je trouve qu’ils font un excellent travail.

«Nous leur accordons une certaine marge de manoeuvre»

Préférez-vous plus de souplesse ou plus de sévérité dans les contrôles?
Parfois nous sommes trop stricts, parfois pas nous ne contrôlons pas assez. L’important est de s’adapter à la situation et de prendre les clients au sérieux. On peut fermer les yeux dans certains cas. Si quelqu’un a un problème avec son téléphone par exemple, cela ne sert à rien de l'amender.

Les amendes sont une source de revenus importante dans le trafic routier. Prévoyez-vous de mettre au budget les recettes des amendes CFF, qui se comptent en millions?
Non, nous faisons des contrôles parce que c’est nécessaire. Le taux de fraude est de 2,5 à 3%, ce qui fait perdre 300 millions de francs aux transports publics.

«C’est injuste pour la grande majorité des clients honnêtes»

Les CFF ont besoin de 500 millions de francs de bénéfice par an pour éviter d'augmenter leur dette. Y parviendrez-vous cette année?
Pas encore grâce au niveau des activités opérationnelles. Nous avons environ 11 milliards de francs de dettes. En trafic grandes lignes, nous voyons du potentiel, mais le surveillant des prix nous autorise à réaliser au maximum 100 millions de bénéfice. Le trafic régional est géré par l'Etat et ne génère aucun bénéfice. Et le transport de marchandises restera dans le rouge cette année encore, avec une perte d’environ 100 millions.

«En fait, les bénéfices croissent surtout grâce à l’immobilier»

Quand est-ce que le transport de marchandises sortira enfin de la zone de pertes?
À partir de 2027, avec le nouveau modèle du trafic par wagons isolés, nous devrions nous rapprocher de l’équilibre. À moyen terme, on arrivera à atteindre 500 millions de bénéfice.

Est-ce qu'il faudra augmenter le prix des billets?
Ce n'est pas à nous seuls de décider, mais à l’ensemble du système des transports publics et la politique.

Les CFF en sont l’acteur principal. Que souhaitez-vous?
Si la politique réduit les subventions, les usagers doivent payer davantage. L’abonnement général coûte aujourd’hui 3 995 francs. Dépasser les 4 000 francs ne serait pas idéal, mais peut-être inévitable. Je ne suis pas partisan des hausses tarifaires, mais la loi impose que les entreprises de transport régional ne fassent ni bénéfice ni perte.

«Les coûts supplémentaires doivent être couverts soit par l’État, soit par les clients»

Le secteur des transports publics souhaite supprimer progressivement les paiements en espèces d’ici 2035. Qu’est-ce que cela implique pour les CFF?
Nous vendons de plus en plus de billets via l'application sur les smartphones. Les automates sont moins utilisés, donc nous en supprimons. Nous n’allons pas supprimer totalement l’argent liquide, mais nous testons des réductions. On gardera des automates, parfois sans paiement en espèce, car on peut aussi acheter son billet avec des cartes prépayées.

Peut-on encore payer en espèces auprès du personnel des CFF? Les changements de classe à partir de 10 francs peuvent être payés en espèces. Mais la majorité des voyageurs préfèrent la carte ou le smartphone, y compris de nombreuses personnes âgées.

«Mais il est important d'acheter son billet avant le départ»

Pendant le Covid, beaucoup de gens pensaient que les trains seraient à moitié vides à cause du télétravail. Or vous enregistrez aujourd’hui des chiffres records…
Oui, mais pas dans toutes les régions. Nous observons que la répartition modale évolue en faveur des transports publics depuis deux ans. Cela signifie que nous gagnons des parts de marché par rapport au trafic routier. Selon moi, c'est dû à la sensibilité climatique, à l'amélioration de l'offre proposée, mais aussi aux embouteillages et aux manques de places de parking dans les centres urbains. Et la mobilité de loisirs est en forte hausse: nous enregistrons des records constants en 2025 pour les week-ends et les vacances.

Le Parlement a supprimé cette semaine le soutien financier au train de nuit vers la ville de Malmö en Suède. Etes-vous déçu de cette décision?
Non. Ils ne sont pas rentables. Si la politique souhaite les soutenir, nous les proposons, sinon, non.

«Les trains de nuit sont un produit de niche»

On donne la priorité aux liaisons de jour, qui transportent le plus de passagers.

Qu’en est-il de nouvelles liaisons de jour vers l’étranger? Nous travaillons à développer des liaisons à grande vitesse vers Barcelone, Rome et Londres. Ce serait bien plus intéressant pour la Suisse que les trains de nuit. Londres représentera un défi particulier. Cette liaison pourrait voir le jour au début des années 2030.

Face aux trains bondés, auriez-vous vu aimé que l’initiative de l’UDC pour une «Suisse à 10 millions d’habitants» soit acceptée?
Je suis directeur des CFF et je ne fais qu'appliquer ce que décide la politique.

Et qu'en dit le citoyen Ducrot? (Rires) Il ne se prononce pas sur la question.

Le résultat de la votation aura pourtant une influence considérable sur les CFF...
Absolument. Quand la population augmente, il faut plus d’infrastructures. Nous travaillons avec des scénarios pour estimer la demande future.

«Mais quel que soit le scénario qui se réalise, la mobilité continuera d’augmenter»

Où pouvez-vous encore développer le réseau? Selon le rapport de l’expert de l’EPFZ Ulrich Weidmann, il faut des priorités claires.
Le rapport Weidmann se projette jusqu’en 2045. Pour les CFF, il est très important de définir un bon concept d’offre pour 2030 et 2035, avec un maximum d'avantages pour les clients. Cela nécessite de petits développements d’infrastructure. Ensuite seulement viendront les très grands projets, et là, la politique devra prioriser.

Weidmann a calculé deux variantes, l’une à 14 milliards, l’autre à 24 milliards de francs. Laquelle préférez-vous?
Je n’ai pas de préférence. C’est une décision du Conseil fédéral et du Parlement. Je pars du principe qu’aucune des deux variantes ne sera réalisée telle quelle.

Parce qu’il faudra encore plus d’argent?
Non, parce que les 24 milliards correspondent à la limite supérieure du Fonds d’infrastructure ferroviaire (FIF). Ce cadre constitue la limite. Si l’on décidait tout maintenant, il n’y aurait plus aucune marge de manœuvre pendant 20 ans. Ce ne serait pas raisonnable.

Qu'est-ce qui serait raisonnable?
Nous voulons pouvoir couvrir la demande à long terme. Et pour cela, il faut développer le réseau de manière ciblée. Prenons l’exemple de la région de Genève ou de la ligne Zurich–Berne: à moyen terme, nous atteindrons des limites.

«Les passagers se retrouvent de plus en plus souvent sans place assise. On doit agir»

Vous pourriez introduire des places debout – avec une troisième catégorie de billets moins chère!
(Rires) Non, notre objectif est que l’on puisse s’asseoir dès qu’un trajet dure plus de 20 minutes. Malheureusement, nous n’y parvenons pas toujours. C’est pourquoi nous nous concentrons sur la planification pour 2030 et 2035. Les développements ultérieurs relèvent de la politique.

Serez-vous encore en fonction en 2030?
Non, j’ai 63 ans, et pour moi aussi, l’âge de la retraite est fixé à 65 ans.

Vous prenez aujourd'hui des décisions qui porteront leurs fruits lorsque vous serez à la retraite. Ce qui explique pourquoi les directeurs des CFF sont souvent critiqués a posteriori.
Dans ce secteur, les choses s'inscrivent dans le long terme. Si je commande des trains aujourd'hui, ils ne seront peut-être mis en service qu'en 2031.

«Il faut donc attendre dix ans pour savoir si une décision était la bonne»

C'est une discussion que j'ai déjà souvent eue avec notre ministre des transports, Albert Rösti: la façon dont on jugera nos décisions à tous les deux dans dix ans.

En Allemagne, l’ancien patron de la Deutsche Bahn, Hartmut Mehdorn, fait actuellement l’objet de critiques sévères pour avoir trop peu investi dans l’infrastructure, alors qu’il a quitté son poste en 2009.
Il est clair que la Deutsche Bahn a trop peu investi durant cette période. L'Allemagne le paie aujourd’hui. Le grand avantage de la Suisse, c'est son financement solide par un fonds.

«Et la loi stipule clairement que l’entretien prime sur l’extension»

L’an dernier, les CFF ont annoncé une ponctualité record de 93,2%. À quoi ressemble la situation en 2025?
Il manque encore les derniers jours de décembre, mais je suis très satisfait.

Sous votre prédécesseur, les résultats étaient moins bons et l’on disait que cela était dû à la forte saturation du réseau. Pourquoi cette nette amélioration d'un coup? Il y a plusieurs raisons à cela. La collaboration entre l’exploitation et les travaux s’est nettement améliorée. Nous planifions minutieusement chaque chantier et disposons aujourd’hui de bien meilleures simulations. En Suisse romande, nous avons aussi intégré davantage de réserves dans les horaires. Sinon, une équipe se consacre exclusivement à la ponctualité. Enfin, la propension aux pannes a fortement diminué: d’une panne tous les 10 000 kilomètres, nous sommes passés à une panne tous les 16 000 kilomètres. Je vais vous montrer (il sort son iPad). Vous voyez les points verts sur cette carte de la Suisse? Ce sont les trains qui circulent actuellement à l’heure.

«En ce moment même, tous nos trains accusent en moyenne seulement 36 secondes de retard. J’en suis très fier»

On vous félicite pour votre professionnalisme, mais certains disent qu’il vous manque une vision pour l’avenir.
Je ne suis pas un CEO qui fait des grands discours.

«Ce qui compte, c'est que nos trains soient sûrs, ponctuels et propres»

Ce qui ne veut pas dire que nous n’ayons pas de vision. Nous avons esquissé une vision de la mobilité à l’horizon 2050: plus flexible, plus fréquente, plus rapide. Nous développons constamment notre système dans cette direction. C’est ce que l’on attend de nous. La numérisation et l’intelligence artificielle offrent d’énormes opportunités.

Vous avez sept enfants. En quoi cela influence-t-il votre travail à la tête des CFF?
Le plus jeune étudie à Saint-Gall. S’il tombe sur un train sale ou en retard lors de ses longs trajets, il m’envoie tout de suite un message (rires). Ma famille me donne toujours un retour direct lorsque quelque chose ne fonctionne pas. Mais aussi lorsque tout va bien (rires).

Traduit de l'allemand par Anne Castella

La nouvelle gare CFF à Genève
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La nouvelle gare CFF à Genève
Genève Cornavin CFF
source: cff
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