La Suisse risque d’offrir une impunité inédite au crime organisé
Un arrêt rendu en août dernier par le Tribunal cantonal de Zurich a semé la consternation parmi les enquêteurs et les forces de police dans tout le pays.
Selon cette décision, les données dites «Sky-CC» – issues d'une messagerie utilisée par des criminels – ne peuvent pas être utilisées comme preuves en Suisse. Le tribunal a estimé qu'elles étaient «totalement inexploitables», dès lors que les personnes mises en cause se trouvaient sur le territoire suisse, au moment où leurs conversations avaient été interceptées par Europol.
«Totalement inexploitable», cela signifie en toutes circonstances. Un enquêteur déplore:
Des dealers, des tueurs à gages et des pédophiles
Sky-ECC s’était fait connaître comme la messagerie des grands criminels. Pendant près de six ans, des trafiquants de drogue, des blanchisseurs d’argent, des tueurs à gages ou encore des réseaux de pédopornographie ont utilisé cette application canadienne, avec des téléphones spécialement configurés, pour planifier, organiser et documenter leurs crimes dans des discussions de groupe.
A partir de 2019, sous la direction d’Europol, les autorités étaient parvenues à intercepter et décrypter ces communications transitant par des serveurs situés en France. Jusqu’à la fermeture du service, en 2021, plus d’un milliard de messages avaient été récoltés.
Les enquêteurs pouvaient même, à la fin, suivre les conversations en direct. Selon Europol, cela avait même permis d’empêcher 141 meurtres. Rien qu’au port de Hambourg, 16 tonnes de cocaïne avaient été saisies.
En Suisse, plus de 60 procédures ont été ouvertes, contre la mafia italienne, des clans issus des Balkans, la mafia marocaine, des bandes nigérianes et d’autres groupes criminels.
Une question de procédure
Mais, désormais, les données issues de Sky-ECC seraient inexploitables en Suisse. La 2e chambre pénale du Tribunal cantonal de Zurich a justifié sa décision par le «principe de territorialité» en vigueur dans le droit pénal international. Les Etats doivent, a rappelé la cour, «respecter mutuellement leur souveraineté».
Avant d’intercepter les communications des téléphones utilisés par les criminels, la France n’avait pas adressé de demande d’entraide judiciaire à la Suisse. Elle n’était donc pas habilitée, selon le tribunal, à mener sur notre territoire des «mesures d’enquête et de poursuite pénale».
Par conséquent, ont estimé les juges, toutes les données Sky-ECC concernant des personnes se trouvant en Suisse devaient être retirées des procédures judiciaires, ainsi que les preuves recueillies à partir de ces données.
Le tribunal cantonal est même allé plus loin: même si la France avait présenté des demandes d’entraide, celles-ci auraient dû être rejetées. Il manquait, selon les juges, un «soupçon urgent de délit».
On ne pouvait guère, ont-ils argumenté en substance, partir du principe que les quelque 170 000 utilisateurs de Sky-ECC étaient tous des criminels. Il devait bien y avoir parmi eux, ont-ils supposé, «des journalistes, des militants politiques ou des employés d’entreprises».
La Suisse devient ainsi une île isolée dans les pays voisins, comme dans le reste de l’Europe, où les données issues de Sky-ECC peuvent être utilisées comme preuves.
Une erreur judiciaire?
Pour Markus Mohler, spécialiste du droit de la sécurité et de la police, le jugement rendu à Zurich est toutefois «erroné». Selon lui:
Il en va de même, et c’est encore plus préoccupant, «pour un arrêt du Tribunal fédéral rendu en 2024, sur lequel s’appuie la décision zurichoise».
Les auteurs de ce jugement suprême ont, eux aussi, ignoré l’article 349b du Code pénal suisse, qui fait référence aux accords de Schengen. Markus Mohler explique:
L’article précise que, lors de l’échange de données personnelles avec les Etats membres de Schengen, «il ne peut être appliqué de règles de protection des données plus strictes que celles en vigueur pour la communication de données personnelles aux autorités pénales suisses».
Jusqu'au Tribunal fédéral
La décision contestée n’est toutefois pas encore définitive. «Le ministère public zurichois a déposé un recours auprès du Tribunal fédéral», nous confirme son porte-parole, Erich Wenzinger.
Les enquêteurs de toute la Suisse sont néanmoins en alerte. Si la plus haute juridiction du pays venait à confirmer l’arrêt zurichois, des éléments de preuve importants disparaîtraient dans des dizaines de procédures. La Suisse pourrait alors devenir un refuge sûr pour les grands criminels qui communiqueraient depuis son territoire.
Les bandits se frottent les mains
L’arrêt profite déjà aux gangs criminels et à leurs avocats. Il pourrait s’écouler des années avant qu’une décision définitive ne soit rendue. D’ici là, les enquêteurs ignorent si, et à quelles conditions, les données de Sky-ECC pourront être utilisées comme preuves en Suisse. De nombreuses enquêtes en cours, au niveau fédéral comme cantonal, se retrouvent ainsi ralenties ou bloquées.
Les conversations piratées par des autorités étrangères jouent souvent un rôle déterminant. C’est ce qu’a montré une décision rendue début octobre par la Cour d’appel de Bâle. Dans un procès contre un trafiquant de cocaïne, les juges ont conclu que les données de Sky-ECC n’étaient pas exploitables, car elles ne pouvaient pas être clairement attribuées à l’accusé.
Conséquence, sans ces données, sur les 9 tonnes de cocaïne que l’homme était soupçonné d’avoir écoulées, seuls 4,2 kilos ont pu être prouvés comme lui appartenant.
Depuis 2021, les enquêteurs fédéraux et cantonaux demandent systématiquement à Europol l’accès aux données Sky-ECC pour élucider des crimes et identifier les auteurs. Dans presque toutes les grandes affaires de drogue, ces données jouent aujourd’hui un rôle central. Sans leur exploitation, des réseaux criminels entiers seraient restés dans l’ombre.
Groupes criminels utilisant Sky-ECC en Suisse
Le clan des Balkans
Durant des années, celui-ci a écoulé d’importantes quantités de drogue en Suisse. Il blanchissait ses profits via une agence de voyages lucernoise, avant de les transférer en Albanie.
Les trafiquants albano-italiens
Ils opéraient depuis Granges (SO) avant d’être démasqués et de se réfugier à Tirana, où ils ont été arrêtés.
La famille mafieuse sicilienne
Le parrain s’était installé avec ses proches dans le Bas-Valais, avant d’être arrêté en Italie.
Le baron de la cocaïne Flor Bressers
Surnommé «le coupeur de doigts», le Belge a vécu pendant des années en Suisse sans être inquiété, avant d’être arrêté à Zurich en 2022, puis extradé.
Flor Bressers, trafiquant de drogue belge en cavale, avait trouvé refuge à Zurich 👇
Une décision lourde de conséquences
Les données Sky-ECC ne sont pas seulement précieuses dans les grandes affaires. Un enquêteur assure:
Par exemple, il y a la remise d’un colis par un trafiquant connu des forces de l’ordre. Ce n’est parfois qu’à la lumière des messages qu’on parvient à prouver qu’il s’agissait d’un transfert de stupéfiants.
Et si le Tribunal fédéral en venait lui aussi à conclure que des conversations interceptées, comme celles de Sky-ECC, étaient inexploitables en Suisse? Alors, le pays gagnerait en attractivité pour les bandes criminelles, estime un enquêteur.
Les élus veulent une action
Nous avons interrogé des membres de tous les partis politiques pour savoir s’ils pensaient nécessaire d’agir si l’interdiction d’utiliser les données Sky-ECC comme preuves devenait une réalité. Tous ceux qui ont répondu estiment que le Parlement devrait alors intervenir.
Spécialisée dans les questions de sécurité, la conseillère nationale Linda de Ventura (PS/SH) a déclaré:
Selon elle, «les auteurs opèrent à travers les frontières, de manière interconnectée et hautement professionnelle».
Pour clarifier la situation et garantir que les données puissent être utilisées en cas de crimes graves, il pourrait s'avérer nécessaire d’intervenir sur le plan législatif, estime l’avocat et conseiller national Simone Gianini (TI/PLR). Mais, précise-t-il:
Membre socialiste de la commission des affaires juridiques, l’avocat genevois Christian Dandrès insiste lui aussi sur les droits fondamentaux et la protection de la sphère privée. Comme Markus Mohler, il estime toutefois que le principe de territorialité ne s’applique pas ici. Il explique:
Selon lui, il serait «absurde» de refuser d’exploiter des données simplement parce qu’elles ont été recueillies par les autorités d’un autre pays.
Si le Tribunal fédéral venait à confirmer la décision zurichoise, le Parlement se devra d'intervenir, estime Christian Dandrès:
L’avocat genevois va encore plus loin à propos de Sky-ECC:
Traduit de l'allemand par Joel Espi