Surprise, ce week-end aux Européens en salle: lorsque Marcell Jacobs est apparu sur la piste grise d'Istanbul, journalistes et spectateurs ont découvert qu'il portait les chaussures jaunes de son ancien sponsor (Nike), quatre semaines pourtant après avoir signé un contrat longue durée avec Puma. Le Transalpin a procédé à cette modification de dernière minute pour «retrouver ce feeling» qui lui manquait «ces derniers temps», a-t-il confié après la course. «J'ai besoin de travailler beaucoup plus avec mes nouvelles pointes (réd: le nom donné aux chaussures d'athlétisme) pour essayer de trouver mes repères.»
Son aveu nous rappelle que les chaussures sont aux sprinters ce que les pneumatiques sont aux pilotes de Formule 1 ou les skis aux descendeurs: des pièces maîtresses de la performance. Un changement de matériel peut causer de grands bouleversements et affecter n'importe quelle star de sa discipline, comme Jacobs ou la skieuse Michelle Gisin, méconnaissable depuis son transfert chez Salomon en début de saison.
On peut s'étonner qu'un athlète aussi renommé que Marcell Jacobs, champion olympique en titre sur 100 et 4x100m, pactise avec un nouvel équipementier quatre semaines seulement avant des championnats d'Europe. Mais Kenny Guex, entraîneur en chef du sprint suisse, n'est pas vraiment surpris:
C'est aussi ce que pense le sprinter genevois Felix Svensson. Il est bien placé pour savoir qu'adopter un nouveau modèle de chaussures n'est pas anodin: comme Jacobs, il a, lui aussi, troqué ses Nike contre des Puma la saison dernière.
Selon Svensonn, les différences entre les deux marques se situent surtout au niveau des sensations:
Le Genevois dit qu'il lui a fallu un mois pour se sentir parfaitement à l'aise avec ses nouvelles pointes Puma. Kenny Guex préfère compter un peu plus large. «On considère qu'un athlète a besoin de 20 à 30 entraînements pour se familiariser avec son matériel.» Un temps que Marcell Jacobs n'a pas vraiment eu. Il n'a participé qu'à trois compétitions (Lodz, Lievin et Ancône) avec ses «evoSpeed Tokyo Nitro», au cours desquelles il n'a guère brillé.
Conscient que sa foulée n'était pas aussi fluide qu'en 2022, il a ensuite passé cinq jours dans les locaux de son nouveau sponsor à Francfort afin d'étudier et de développer une chaussure qui réponde parfaitement à ses besoins. Celle-ci ne pouvant être conçue en un laps de temps aussi court, il a demandé à Puma (et obtenu de la marque) l'autorisation de renouer avec ses anciennes pointes le temps des Européens.
Sa deuxième place est une contre-performance, qu'il serait toutefois purement spéculatif d'attribuer à son «transfert» en amont de la compétition, surtout que le tenant du titre est apparu diminué physiquement en finale. Ce qui est vrai en revanche, c'est que les changements auxquels il a dû faire face depuis le début de l'année ont parasité sa préparation.
Le jeu en valait-il la chandelle? Après tout, Marcell Jacobs était devenu avec Nike une star multimédaillée, l'homme le plus rapide d'Europe (9''80). Il connaissait chaque couture de sa chaussure, qui lui allait comme un gant. En optant pour les pointes carbones d'une marque concurrente, l'Italien n'était pas certain d'aller plus vite, encore moins d'avoir de meilleures sensations sur la piste. Il savait en revanche que son partenariat serait un énorme coup marketing et financier, et qu'il lui permettrait de facto de marcher sur les traces d'Usain Bolt, ancienne égérie de la marque allemande.
Un héritage que l'athlète de 28 ans devra assumer jusqu'au bout. Il n'est pas certain en effet que Puma autorise aussi facilement son nouvel ambassadeur à chausser ses anciennes pointes lors du prochain meeting. En coureur habitué à défier le chrono, Marcell Jacobs sait que le temps presse...et qu'il vient de manquer sa sortie des starting-blocks.