Mort de la cycliste suisse Muriel Furrer: ses parents se confient
La maison mitoyenne de la famille Furrer se trouve à Egg (ZH), le long d’un itinéraire prisé des cyclistes. C’est un véritable paradis pour les jeunes pratiquants, dont Muriel Furrer faisait partie.
A notre arrivée, nous apercevons Reto à travers la fenêtre de son bureau. Mais c'est Christine, la mère, qui nous ouvre la porte. Nous accédons à l’étage principal, où se trouve la table à manger. A la place qu’occupait Muriel, des photos d’elle ont été déposées. D’autres images sont également disposées sur le rebord de la cheminée et sur la petite table du salon. Beaucoup la montrent en tenue de cycliste.
Reto et Christine Furrer ont eu trois enfants ensemble: Michelle, Eric et donc Muriel. Reto a également un fils issu d’une relation précédente. Sur un mur, des montages présentent des photos de famille, dont celles de Muriel à tous les âges: bébé avec un stéthoscope, enfant autour d’un gâteau d’anniversaire, puis adolescente. Pour elle, il n’y aura plus de nouvelles photographies.
Muriel est décédée le 27 septembre 2024 à l’hôpital universitaire de Zurich, des suites d’un traumatisme crânien subi la veille lors de la course juniors des Championnats du monde de cyclisme sur route en Suisse. Elle avait 18 ans. Comment continuer à vivre lorsque l’impensable se produit? Les parents de la cycliste témoignent de la perte d’un être cher, de la douleur et du deuil. Ils nous parlent aussi de leur joie de vivre et de ce qui leur permet d’avancer, malgré la souffrance.
Christine, Reto, comment était Muriel?
Christine: C’était quelqu’un qui débordait d’énergie et avait des objectifs clairs, tant à l’école que dans le sport. Elle était ambitieuse. C'était aussi un vrai rayon de soleil.
Reto: Elle était très aimable et reconnaissante. Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’était sa discipline: elle était extrêmement structurée et organisée. Cela me fascinait. Passer du temps à ses côtés était toujours enrichissant.
Où en êtes-vous dans votre vie, plus d’un an après le décès de votre fille?
Christine: Nous avons une vie agréable, notre quotidien se passe bien. Ce qui est difficile, ce sont les anniversaires, et les fêtes comme Pâques ou la Pentecôte.
Comment avez-vous traversé le premier anniversaire où elle manquait à l’appel, celui où elle devait fêter ses 19 ans?
Christine: C’était une journée estivale que nous avons passée en famille à la maison. Nous sommes allés sur sa tombe pour y déposer des roses. Le soir, nous avons soupé ensemble: nous avons commandé des sushis, parce que «Müri» adorait ça, et des amis avaient préparé des roulés à la cannelle en forme de cœur.
Reto: Pour moi, le jour de l'an a été le plus difficile. C’est le moment où l’on tire le bilan de l’année écoulée et où l’on se projette vers l’avenir. Le vivre pour la première fois sans Muriel a été éprouvant.
Christine: A l’occasion de l’anniversaire de la mort de Muriel, sa meilleure amie Lara Liehner est venue à la maison pour la première fois depuis son décès. Pour elle, c’était un grand pas en avant. Nicolas, un ami vététiste venu de France, est également passé nous voir. Ils se sont ensuite rendus tous les deux dans sa chambre. Ce fut un moment émouvant.
Comment entretenez-vous le contact avec les amis de Muriel?
Reto: Anja Grossmann est déjà venue manger deux fois ici. Je la vois aussi régulièrement sur les courses. Je suis investi dans l’ancien club de «Müri», ce qui me permet de rester proche d’elle. Je me sens bien dans cette famille sportive. Ce sont des gens formidables que nous connaissons depuis dix ans. Pour moi, il s’agit aussi de pouvoir rendre en retour.
Christine: Son esprit continue de vivre à travers tous ces athlètes. C’est pour cela que nous retournons sur les courses: c’est là que Muriel continue d’exister. Quand je vois ses amies, je la retrouve un peu.
Anja Grossmann a décroché la médaille de bronze aux Championnats du monde de Kigali et l'a dédiée à Muriel. Qu’éprouvez-vous dans de tels moments?
Christine: C’est très émouvant. Cela nous fait énormément plaisir de voir que Muriel continue de donner de la force aux autres. Ses amies ont toutes été profondément traumatisées, mais elles poursuivent leur chemin. Elles sont toujours les bienvenues chez nous. Certaines n’ont pas encore pu venir, car cela reste trop douloureux. Celles qui sont venues semblent néanmoins heureuses de l’avoir fait.
Pouvez-vous nous dire où vous en êtes dans ce processus?
Reto: Même si la douleur est souvent présente, la vie reste précieuse et mérite d’être vécue: c'est la leçon que j'en retire.
Christine: J’ai rapidement consulté une psychiatre. Cela m’a permis de retrouver une certaine confiance. Pour nous, en tant que famille, il était important de revenir à notre quotidien le plus vite possible. Celui-ci apporte un cadre et occupe l'esprit.
Quelles étaient les premières étapes?
Christine: Pour moi, tout a commencé avec le trajet pour aller au travail, qui passe par Zumikon sur le parcours des Mondiaux. «Müri» y a pris l’un de ses derniers virages. Traverser cette route a été extrêmement difficile au début, mais à chaque passage, c’est devenu un peu plus facile. Nous savions que nous ne pouvions pas esquiver les lieux remplis de souvenirs, sinon nous serions restés bloqués partout.
Reto: De mon côté, c’était clair: la vie devait continuer. J’ai peut-être pris deux jours de pause et je n’ai reçu aucune aide extérieure.
Comment se sont passées les premières semaines après le décès de Muriel?
Christine: Pendant trois mois, j’ai vécu dans un état de choc traumatique. Tout paraissait enveloppé d’un voile. Parfois, j’avais l’impression que Muriel allait revenir à la maison. Je me demandais si cela était vrai. Jusqu’à Noël, j’avais l’impression d’être ailleurs, à l’abri de tout ce mal. Puis tout s’est effondré et j’ai dû accepter la réalité: l'accident est vraiment arrivé. Mon cœur restera toujours blessé. Ce processus a duré environ trois mois. Et toi, Reto, as-tu ressenti la même chose?
Reto: Parfois, j’ai encore l’impression que tout cela n’est qu’un mauvais rêve. Aujourd’hui, je peux cependant vivre avec cette réalité. Le premier mois a été traumatisant, puis j’ai compris que rien ne pouvait être changé.
A quel point cette prise de conscience a-t-elle été difficile?
Reto: J’ai l’habitude de tout maîtriser, ou du moins de pouvoir influencer les choses. Ici, je me suis soudain retrouvé face à une situation où je ne pouvais rien faire. C’est ce qui a été le plus brutal pour moi: savoir que je ne pouvais rien changer. Ce sentiment d’impuissance.
Comment avez-vous repris le contrôle?
Christine: Le lendemain du décès de Muriel, je suis allée courir. Je voulais me prouver que mon corps fonctionnait encore, même lorsque l’on se lève avec le sentiment que rien ne va plus. Le sport et la nature apportent un soutien dans toutes les situations de la vie. Même si le cœur était lourd, je savais que mon corps pouvait encore répondre. Cette manière d’agir m’a énormément aidée. Vous savez, la journée s'est transformée en une compétition. Tout demandait un effort sur soi-même. Il fallait aller là où l'on se fait mal.
Reto: Pour moi aussi, les sports d'endurance sont la ressource la plus précieuse. Avancer, pas à pas: c’est une leçon que seul le sport peut enseigner. Je peux m’appuyer sur cela dans les moments difficiles de la vie.
Christine: La musique m’a également beaucoup aidé. Je joue du piano et je chante dans une chorale. Récemment, nous avons interprété un requiem de Mozart, une messe pour les morts. C’est bien sûr difficile, mais pour moi, la musique apporte aussi de l'espoir, un lien avec le ciel.
Quand avez-vous retrouvé la joie de vivre?
Reto: Relativement vite. Si je n'y pense pas, tout va bien. C'est difficile quand il y a des courses et que je me dis: «Elle devrait être là».
Christine: Il était important pour nous de ne pas nous laisser submerger par le deuil, de redevenir des parents pleinement présents pour nos deux enfants, Michelle et Eric, ainsi que pour le fils de Reto, Zeno. Ils sont là, avec toute la vie encore devant eux. Nos enfants sont une énorme source de motivation et nous aident à retrouver la joie de vivre. Très vite, j’ai commencé à me réjouir des vacances.
Comment les frères et sœurs de Muriel ont-ils vécu son décès?
Reto: Très différemment. Notre fils a eu quelques crises et a beaucoup pleuré. Michelle a fait son deuil autrement. Elle a arrêté ses études et a choisi un autre chemin. Chaque personne vit le deuil à sa manière.
Christine: Ils ont rapidement recommencé à sortir avec leurs amis et ont reçu beaucoup de soutien. Etre en mouvement, profiter de la vie: c'est extrêmement important.
Qu’est-ce qui vous revient à l’esprit quand vous pensez au jour de l’accident?
Reto: Nous étions au départ à Uster où nous avons vu Muriel. TeleZüri souhaitait réaliser un reportage sur notre fille et sur Lara Liehner. Ensuite, nous avons roulé jusqu’au Zürichberg, où le parrain de Muriel nous attendait. C'était une surprise pour elle. Mais Muriel n’est jamais arrivée.
Christine: Nous étions certains de ne pas l’avoir manquée. Les coureurs montaient lentement, et avec les années, nous avions appris à reconnaître son style.
Que s’est-il passé ensuite?
Christine: J’ai attendu le passage des dernières à l'arrivée, tandis que Reto s'est rendu au camping-car de Swiss Cycling.
Reto: Ou un abandon.
Christine: Ça aurait été bien.
Reto: Nous n’avions aucune information, rien. Aucune annonce du speaker, rien de la part de Swiss Cycling, aucun classement. J’ai appelé l'entraîneuse Kathrin Stirnimann et l’entraîneur national Tristan Marguet. Ils étaient dans les voitures et ne savaient rien. Personne n’était au courant. Les premières avaient déjà franchi la ligne d'arrivée.
Racontez-nous la suite.
Reto: A un moment, j’ai appelé l'entraîneur national Edi Telser et je lui ai dit: «Vous devez réagir! Ça ne peut pas se passer comme ça». C'est là qu'ils ont pris contact avec la direction de course.
Christine: Cela m’a paru interminable. Mais personne ne craignait le pire, alors pourquoi s’inquiéter? Stirnimann a suggéré que Muriel était peut-être rentrée chez elle, par déception.
N’est-ce pas un peu naïf?
Reto: C’est une compétition. On peut atteindre ses limites mentales et réagir de manière irrationnelle. C’était une possibilité à laquelle je voulais croire. Vous savez, Marlen Reusser s’est assise par terre et a pleuré en course.
Comment Muriel a-t-elle été retrouvée?
Reto: Un bénévole l’a repérée par hasard dans un bois.
Il y avait alors une course handisport en cours.
Reto: On a fait venir l’hélicoptère, qui a atterri dans un champ en contrebas du lieu de l’accident. L’ambulance était déjà sur place. Il a fallu entre 30 et 45 minutes pour évacuer Muriel et la transporter jusqu’à l’hélicoptère.
Christine: Lorsque nous avons appris que Muriel allait être transportée par hélicoptère, j’ai immédiatement compris: maintenant, ça ne sent pas bon. La médecin de Swiss Cycling nous a ensuite conduits à l’hôpital universitaire. Sur place, les professionnels de santé nous ont dit que Muriel ne survivrait probablement pas à la nuit. J’ai passé ce temps près d’elle, sur un lit pliant. J’étais seule à ses côtés. Je lui ai chanté une berceuse que je récitais toujours aux enfants avant le coucher. Sa vie a alors défilé devant mes yeux comme un film. J’ai ressenti une profonde gratitude. Muriel est décédée le lendemain en début d'après-midi.
Les organisateurs ont cependant décidé de poursuivre les Championnats du monde.
Reto: C’est ce que j’avais communiqué à Swiss Cycling.
Christine: Pour nous, il est rapidement devenu évident que la compétition devait se poursuivre. Avec du recul, je pense que c’était la meilleure décision, ce que Muriel aurait voulu.
Avez-vous des reproches à adresser à quelqu’un?
Christine: Il est important de déterminer qui a rempli son devoir et qui n’a peut-être pas assumé ses responsabilités. Il est important de réfléchir à ce qui pourrait être fait différemment, à ce qui pourrait être amélioré, même si cela ne nous ramènera pas Muriel.
Reto: Il ne s’agit pas de rejeter la faute sur quelqu’un. Mais on ne peut pas non plus passer sous silence qu’une athlète n’a pas été retrouvée pendant une heure et demie et que son évacuation a également pris du temps, alors qu’il s’agissait d’un traumatisme crânien où chaque minute compte.
Où faudrait-il examiner les choses de plus près?
Reto: Du côté des organisateurs et de l’UCI.
Comment voyez-vous le rôle de Swiss Cycling? Les entraîneurs de l’équipe nationale ont tout de même perdu de vue votre fille.
Christine: La consternation au sein de la fédération a été immense. Les gens étaient complètement bouleversés.
Reto: Les courses de jeunes sont parfois chaotiques, surtout par mauvais temps. Je peux comprendre qu’une athlète puisse échapper aux radars. Mais les organisateurs?
Christine: Peut-être aurait-il fallu davantage de bénévoles dans cette descente.
Quels liens entretenez-vous avec l’UCI, Swiss Cycling et Olivier Senn, le patron de ces Championnats du monde en Suisse?
Reto: Le contact a longtemps été très étroit avec Swiss Cycling: le président, Thomas Peter, nous a rendus visite. Nous n’avons rencontré Olivier Senn qu’une seule fois. Quant à l’UCI, nous n’avons pas eu de contact direct, mais nous avons probablement reçu une lettre. Nous avons reçu des milliers de courriers et de messages. Nos téléphones ont surchauffé pendant deux mois. Nous n’avons pas pu tout traiter.
L’accident puis la mort de votre fille, ainsi que les circonstances du drame, ont fait la une des journaux dans le monde entier. Comment avez-vous vécu cette couverture médiatique?
Christine: J’ai beaucoup lu et regardé.
Que conseillez-vous aux parents qui ont peur d’envoyer leurs enfants dans un club de cyclisme?
Christine: Je dis toujours que la vie est dangereuse. Si un enfant a une passion pour un sport, il doit pouvoir la vivre. La mort d’une personne si jeune est toujours une immense tragédie. Mais d’autres perdront encore la vie, même si nous avons tendance à l’ignorer.
Quel message souhaitez-vous transmettre?
Christine: Pour nous, il ne s’agit pas de désigner des coupables, mais de tirer des enseignements de ce drame, de mieux agir à l’avenir.
Reto: Il faut des systèmes de géolocalisation permettant de retrouver les athlètes en cas de chute.
Christine: Muriel a vécu pleinement ses 18 années et en a tiré le meilleur, tant dans le sport que dans ses études. Elle a considérablement enrichi notre vie de famille, et pour cela, je lui en suis profondément reconnaissante.
Reto: J’aurais préféré partir avant elle, comme l’ordre naturel le voudrait. Mais la vie vaut encore la peine d’être vécue.
Avant de quitter le domicile de la famille Furrer, Christine nous emmène dans la chambre de sa fille. Sur le mur, une photo la montre en train de pédaler sous un ciel bleu éclatant, un cadeau remis par un Américain lors des Championnats du monde de VTT à Crans-Montana. La couverture du lit porte les visages de Muriel, de sa mère et de ses frères et sœurs.
Il y a aussi des peluches ici et là, ainsi que des maillots de l'équipe nationale. «Chacun peut en emporter un en guise de souvenir», explique Christine. Les amis passent régulièrement, mangent ou se recueillent en silence dans la chambre.
Deux panneaux en carton portant les inscriptions «Hopp Muriel» et «Go Muriel» reposent également contre le mur. Ils sont accompagnés de deux petits drapeaux suisses. Christine les avait confectionnés la veille de la dernière course de sa fille.
Adaptation en français: Romuald Cachod.
