Au départ de Küsnacht, en marge de la course d'ultracyclisme Tortour (1000 km à travers les sommets suisses), Miguel Indurain se fait à peine remarquer. Il parle à voix basse, en espagnol ou en français, et se laisse patiemment photographier. C'est pourtant une légende vivante du cyclisme qui est face à nous et accepte de revenir longuement sur sa riche carrière, sur ses duels épiques avec Zülle ou Rominger et sur le cyclisme d'aujourd'hui, qui a beaucoup changé et ne lui aurait guère permis de briller.
Miguel Indurain, il paraît que vous aviez un pouls au repos de 28 pulsations par minute lorsque vous étiez un sportif de haut niveau. Cela semble incroyable. Est-ce vrai?
Oui, ça l'est, mais pendant longtemps, mon pouls a plutôt oscillé entre 30 et 32 pulsations par minute. Je suis né avec un pouls bas, mais je me suis aussi entraîné pour ça. Les longues séances d'entraînement ont musclé mon coeur.
Vous avez mis fin à votre carrière de cycliste professionnel en 1996. Comment se porte votre pouls au repos, maintenant que vous avez 59 ans?
Je ne sais pas exactement, car je ne le mesure plus. Mais j'estime qu'il se situe autour des 45 pulsations par minute.
Faites-vous toujours du vélo de course quotidiennement?
Non, seulement quand j'en ai le temps. Et en hiver, je ne roule plus du tout. En revanche, je me suis mis à la course à pied et ça me plaît.
Et suivez-vous toujours les courses cyclistes?
Avant la pandémie, je me déplaçais beaucoup pour suivre des courses. Puis il y a eu le Covid, il a fallu porter des masques et on ne pouvait plus se saluer normalement, ce n'était plus amusant. J'ai donc un peu perdu le goût du sport. Maintenant, je voyage à nouveau plus souvent et je regarde de nombreuses courses à la télévision. C'est bien simple: je ne rate presque jamais une étape importante.
Qu'est-ce qui a changé par rapport à l'époque où vous dominiez le vélo?
Le sport est devenu plus «explosif», avec des étapes courtes et intenses pour plaire aux spectateurs. Le public devant sa télévision, en particulier, ne veut plus regarder des courses qui durent des heures à travers la campagne. C'est comme dans d'autres sports ou dans d'autres domaines de la vie. Nous voulons lire les informations les plus courtes et les plus rapides possibles sur nos smartphones et ne plus feuilleter continuellement un journal.
Pourriez-vous encore gagner un Grand Tour aujourd'hui, avec votre physique de l'époque (1,86 m/76 kg)?
Ce serait certainement plus difficile parce qu'il y a moins d'étapes contre-la-montre. Or j'ai gagné les Tours grâce aux longs contre-la-montre.
Pourquoi y a-t-il si peu de chronos aujourd'hui?
Car ils font moins d'audience à la télévision que les étapes de montagne. C'est sans doute pour cela que les organisateurs y renoncent. Je pense qu'il devrait y avoir à nouveau plus de contre-la-montre. C'est une discipline exigeante qui réclame des compétences importantes qu'un coureur doit posséder.
Les cyclistes de votre type sont donc désavantagés aujourd'hui?
Oui. Moins il y a de kilomètres de contre-la-montre, pire c'est. Et puis, toutes ces montées pénibles! Les gens qui ont du poids comme moi ont beaucoup plus de mal aujourd'hui.
A l'époque, les menus sur un Tour de trois semaines étaient-ils stricts? Vous autorisiez-vous parfois une bière?
Je buvais un verre de vin rouge, le soir, après chaque étape. Et si la journée avait été difficile, j'en buvais parfois deux.
Vous vous êtes battu en duel avec des coureurs suisses, comme Alex Zülle. Racontez-nous.
Oui, avec lui, il y a eu quelques batailles ardues. Je me souviens du Tour de France 1995: il a attaqué et s'est échappé très tôt, après avoir raté le contre-la-montre de la veille. Il a ensuite remporté l'étape de La Plagne. Zülle était un coureur très fort, mais il lui arrivait de tomber et il était un peu nerveux. C'était son problème.
Vous avez aussi fait la course avec Tony Rominger!
Oui, j'ai eu d'autres duels avec lui. Nous sommes d'ailleurs restés en contact après nos carrières respectives. Il m'a invité à participer à des événements cyclistes en Suisse.
Les Suisses se faisaient-ils remarquer? Étaient-ils différents des autres coureurs?
C'étaient des adversaires coriaces. J'ai remarqué qu'ils ne supportaient pas très bien les températures élevées. Mais par temps froid ou pluvieux, il fallait toujours compter avec eux.
On dit de vous que vous étiez un coureur généreux. Vous faisiez cadeau des victoires d'étape et ne gardiez que la victoire finale pour vous.
C'était plus de la tactique que de la générosité. Seul Paris m'intéressait. Je ne me suis jamais lancé dans des sprints pour quelques points ou pour une victoire d'étape. Je me souviens de Bernard Hinault, qui se battait pour chaque classement, car il voulait tout gagner. Il est tombé une fois alors qu'il était leader du Tour et il s'est blessé. Il a failli tout perdre à cause d'un sprint stupide. Ce n'est pas ce que je voulais. Moi, je me suis toujours fixé un seul objectif clair. Par exemple: la victoire finale.
À l'époque, vous rouliez sans casque. En portez-vous aujourd'hui lors de vos sorties?
Bien sûr. Le casque est devenu obligatoire dans de nombreux endroits en Espagne et il vous protège bien en cas de petites chutes. Mais si vous sortez de la route dans la descente du Tourmalet, il ne vous sert plus à rien.
Parlons du dopage. En 1996, Bjarne Riis vous a empêché de remporter votre sixième Tour de France. Plus tard, il a reconnu s'être dopé. Qu'en pensez-vous?
Il sait ce qu'il a fait durant sa carrière. Je me suis battu pour gagner et je n'y suis pas parvenu. C'est comme ça. Je n'étais pas le seul à être privé de victoire.
Aujourd'hui, l'époque durant laquelle vous avez remporté vos victoires (1991-1996) est considérée comme l'époque du dopage.
C'était une autre époque, avec d'autres valeurs. J'espère que c'est mieux aujourd'hui.